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« Ouais, j’ai dit. Et toi ?

— Sûr, a-t-il répondu à contrecœur. Qui sait si Naomi n’est pas quelque part là-haut à nous observer… Qu’est-ce qu’elle penserait si on se dégonflait, hein ? »

J’ai trouvé cette remarque étrange de sa part, lui qui ne croit pas en grand-chose et certainement pas au fait que nos âmes — ou quel que soit le nom que l’on donne à la vie après la mort — puissent errer à mi-chemin entre, disons, l’« au-delà » (qui serait quoi, je vous le demande un peu : l’enfer ? le paradis ? le purgatoire ? un centre commercial infini avec des milliards de films à l’affiche, des millions de jeux vidéo inédits et des Dick’s Drive-In, des Taco Bell et des Steak’n Shake gratuits ?) et le monde ici-bas, en passant leur temps à scruter les activités des humains tel le plus indiscret de vos voisins. De surcroît, ai-je pensé, à quoi aurait-elle ressemblé dans ce cas ? À la Naomi d’avant ou d’après les scarifications ? À son cadavre défiguré sur la plage ? Ou bien à un esprit volatil, une petite fumée, un paquet de molécules dispersées dans l’air ? Penser à ces choses était aussi nuisible pour ma santé mentale que coucher avec la fille d’un membre de gang l’aurait été pour ma santé tout court — aussi me suis-je efforcé de me concentrer sur ma conduite.

Pour parvenir au cabanon de Taggart, il faut rouler environ trois kilomètres vers le nord sur Miller Road ; de là, une fois sorti des bois, on continue à travers de douces collines et des pâturages et on dépasse la ferme des Bates — qui élèvent des alpagas, cet animal laineux originaire des Andes proche du lama et de la vigogne. Ce soir-là, elle se fondait lentement dans l’obscurité. On arrive ensuite au carrefour de Grafton et d’Adams, à la hauteur d’Eagle Point, où, à la belle saison, devant les yeux ravis des touristes, un adjoint au shérif nourrit les aigles chauves en sortant des morceaux de poulet du coffre de son GMC et en les balançant dans le champ de l’autre côté de la clôture. Après quoi, on s’enfonce dans les bois par Clark Cabin Road — vers le nord-ouest. La partie la plus sauvage et la plus sinistre de l’île… surtout un soir d’hiver. Sur Clark Cabin Road, on a dépassé la vieille station-service Texaco désaffectée — avec ses deux pompes mangées par la rouille, ses carreaux cassés et ses herbes folles poussant dans les lézardes du terre-plein. Son enseigne au néon en haut d’un mât est éteinte depuis deux décennies mais toujours en place. Les ombres bleues des grands sapins se profilaient sur les planches de sa façade éclairée par une lune à son dernier quartier. Peu de temps avant de parvenir à Seymour Bay, on a croisé une discrète piste forestière avec un panneau « Privé — Accès Interdit » cloué de traviole sur un tronc ; elle creusait un tunnel de verdure en direction du sud-ouest, derrière Mount Gardner, qui sépare la côte ouest du reste de l’île. Elle était à peine carrossable et hautes herbes et fétuques poussaient en une étroite bande au milieu, chuintant d’une voix quelque peu mystérieuse et inquiétante contre le bas de caisse, tandis que, dans la lueur des phares, nous roulions dans un paysage de plus en plus estompé par la brume et bondissions sur nos sièges en nous cramponnant.

À deux reprises, le châssis a heurté le sol ou une pierre et je me suis dit que nous aurions mieux fait d’emprunter le pick-up de Johnny. Plus loin, les roues ont patiné dans des ornières boueuses, mais j’ai appuyé sur l’accélérateur et la Ford a bondi en avant sans s’enliser. Alors que nous approchions, Charlie a appelé Johnny.

« Ouais, on y est presque, l’ai-je entendu répondre. Hein ?… Quoi ?… Allô ?… Quoi ?… Je t’entends à peine… C’est bon, ça passe », a-t-il dit après avoir coupé la communication, mais je n’étais pas franchement convaincu.

Je m’efforçais de respirer calmement, certain que, si je me laissais aller, j’allais faire une véritable crise de tachycardie. La silhouette de la maison — si on peut appeler ainsi un préfabriqué posé sur des moellons — est enfin apparue entre les arbres. Nous l’avons dépassée et nous avons roulé encore une centaine de mètres avant de stopper la Ford.

Le silence est tombé sur nous et, pendant une seconde, nous avons été saisis d’une sorte de paralysie des sens, provoquée par la brume qui dérivait devant le pare-brise, par l’absence de bruit et par l’excès d’adrénaline dans notre sang. Puis j’ai ouvert ma portière et je suis descendu. J’ai humé l’air humide et pénétrant qui envahissait les sous-bois à l’approche de la nuit. Charlie a allumé sa lampe torche car on n’y voyait presque plus rien, et nous avons marché jusqu’à la bicoque de Taggart, la torche creusant un puits de lumière dans le brouillard. La maison qui est sortie de la pénombre donnait l’impression de vouloir s’effondrer sur elle-même d’un moment à l’autre tout en se faisant progressivement digérer par la forêt. Il y avait une clairière sur le côté ; un canapé au velours hideux y était posé au beau milieu des hautes herbes, avec une vieille lampe à l’abat-jour cabossé, comme si la clairière avait été transformée en un salon miteux ; il y avait également des palettes en bois en train de pourrir, de vieux sommiers, des chaises en plastique imbriquées les unes dans les autres, des cages à hamster vides, des planches pleines de clous et même la carcasse d’un canot à moteur que les ronces, le lierre et la mousse avaient presque entièrement colonisée.

Dans l’obscurité, les planches délavées de la façade avaient la couleur d’ossements au fond d’un charnier, la mousse sur la toiture était plus épaisse qu’une fourrure d’ours et une partie du toit était même recouverte d’une grande bâche verte, sans doute pour éviter qu’il ne pleuve dans une pièce. Une des fenêtres était tout simplement bouchée par du contreplaqué, les autres éteintes. Nous les avons scrutées pendant quelques secondes ; Taggart était censé vivre seul — mais personne n’était allé vérifier.

Charlie a de nouveau appelé Johnny au milieu du silence de la forêt et je l’ai écouté coasser : « Quoi ?… Quoi ?… J’entends rien ! » Puis il a dit : « C’est bon. » Mais ça ne me paraissait pas bon du tout, en vérité.

« Qu’est-ce qu’il t’a dit ? ai-je demandé.

— Je sais pas… j’ai pas tout compris.

— Charlie, putain !

— T’inquiète : de toute façon, s’il nous rappelle ou si on reçoit un texto, ça voudra dire qu’il faut dégager en vitesse… »

Sur ces mots, il a sorti de sa poche un trousseau de petits crochets.

« D’où est-ce que tu sors ça ?

— Je l’ai commandé sur Internet y a quelque temps, avec le mode d’emploi. Le manuel du parfait petit cambrioleur. Je me suis entraîné à la maison. C’est trop cool… »

J’imaginais Charlie jouant les cambrioleurs dans sa propre maison. Ne soyez pas étonnés : Charlie a toujours aimé expérimenter tout un tas de trucs, comme cette fois où on a failli se faire exploser en mettant le feu à une bombe aérosol dans la décharge : la bombe a éclaté tellement fort que nos tympans ont sifflé pendant dix bonnes minutes. Ou encore celle où il a voulu que nous fabriquions un radeau avec de vieilles planches et un bout de voile (et pourtant il n’a jamais lu Thor Heyerdahl) : il a coulé à peine mis à l’eau.

Il s’est avancé vers la baraque au milieu du chaos d’objets mis au rebut ; la torche qui se balançait dans sa main envoyait des signaux lumineux dans toutes les directions. « Tiens-moi ça », a-t-il dit en me la tendant et en s’inclinant sur la serrure.

Il y a eu un bruit dans la forêt, sans doute un chevreuil ou une autre bestiole, et j’ai violemment sursauté.