On aurait dit une troupe de théâtre… Théâtre. Le mot a résonné en moi. Mon pouls s’est emballé. Naomi suivait des cours de théâtre.
Ceux de Nate Harding… Un play-boy prétentieux qui se la jouait artiste.
J’ai reporté mon attention sur la vidéo. Les regards brillaient derrière les masques, comme si une émotion particulière les habitait. Au-delà, j’ai aperçu des murs en bois sombre et j’ai compris qu’elle avait bien été tournée dans l’ancienne église méthodiste reconvertie en atelier de théâtre par Harding, sur Mud Bay Road. Puis il y a eu un reflet et, pendant une seconde, j’ai entrevu une silhouette en surexposition : la vidéo était prise à travers une vitre ! Le cameraman a bougé et j’ai alors vu des rideaux tirés : les personnes présentes à l’intérieur ne savaient pas qu’elles étaient filmées et ne tenaient visiblement pas à être surprises…
« Henry, faut éteindre ce machin maintenant… Tout de suite ! On n’a plus le temps !
— Une seconde… juste une seconde… »
Le mystérieux cameraman a repris sa position et les silhouettes aux masques blancs sont réapparues. Elles se parlaient, s’étreignaient, s’encourageaient. Il y avait dans cette gestuelle quelque chose qui m’échappait… Leurs attitudes évoquaient celles d’athlètes qui s’échauffent, qui se préparent pour un événement. Une répétition ? La réponse devait se trouver plus loin.
« Henry, merde, viens ! Dépêche !
— Un instant », j’ai dit.
Il a gémi comme un animal blessé.
« Putainnnn ! Il sera là dans cinq minutes ! J’aurai jamais le temps de reverrouiller la porte ! »
Il a éteint l’ordinateur et a arraché la clé.
« Rends-moi ça ! j’ai gueulé en attrapant son bras.
— NON !
— Rends-moi ce truc !
— Henry, tu peux pas l’emporter ! »
On s’est débattus dans la petite pièce, lui essayant de libérer son bras, moi une main refermée autour de son poignet, l’autre tentant de saisir la clé USB, quand un bruit de moteur est monté.
Cette fois, je l’ai lâché.
« Oooohh, meeerdeeeee… », a geint Charlie.
Il était pâle comme un linge. Je ne devais guère valoir mieux. On s’est regardés pendant un dixième de seconde, puis on a tracé vers la porte. J’ai éteint la lumière de la cuisine. On a contourné le lit défait et couru comme des dératés vers la porte d’entrée. Charlie a renversé la lampe de chevet au passage. Par chance, elle ne s’est pas brisée. Il s’est arrêté pour la remettre en place et s’est rué ensuite vers la sortie. J’ai appuyé sur l’interrupteur, tout est retombé dans l’obscurité et nous nous sommes retournés à temps pour voir des phares clignoter entre les arbres. Plus le loisir de verrouiller la porte — on s’est contentés de la refermer et on a foncé à toute bride vers les fourrés les plus proches, au fond de la clairière, bondissant comme des cabris par-dessus les vieux fauteuils, les planches, les carcasses et les détritus… Plus le temps de regagner la Ford non plus : il nous verrait sur la piste bien avant qu’on ait pu rejoindre la voiture !
On s’est planqués dans les massifs.
À peine quelques secondes plus tard, la caisse de Taggart a tourné dans le petit chemin en cul-de-sac sur le côté de la maison, à quelques mètres seulement de notre position, ses phares nous aveuglant un instant, et j’ai distingué une plaque d’immatriculation avec écrit en haut : « SEMPER FIDELIS » et en bas : « US MARINE CORP ». On s’est aplatis encore davantage dans les buissons quand il a ouvert sa portière, qu’elle a grincé dans le silence nocturne et qu’il a mis une botte à terre. Je crois que je n’avais jamais connu une telle peur. Mon cœur donnait l’impression de vouloir exploser comme une grenade dans ma poitrine ; il battait si fort que je le sentais jusque dans ma gorge.
S’il nous trouvait, Dieu sait de quoi un homme comme Taggart était capable…
Il a claqué la portière. Taggart ne ressemblait pas à un ancien militaire : il avait des cheveux blonds et fins dont une mèche balayait son front jusqu’aux sourcils et des lunettes rectangulaires aux verres épais qui lui donnaient l’air trompeusement inoffensif d’un étudiant ou d’un lycéen — le genre qu’on aime chahuter dans la cour de récré. Il avait passé la quarantaine, mais sa silhouette et son allure étaient celles d’un adolescent. Il portait une veste sans manches de chasseur sur une polaire à col montant. Il a tiré sur la ceinture de son pantalon trop grand pour lui et s’est dirigé d’un pas pressé vers la baraque. Quand il a introduit la clé et qu’il l’a tournée, il s’est brusquement figé.
De là où j’étais, j’ai vu son dos se raidir. Puis il a lentement pivoté sur lui-même et il m’a semblé que son regard se braquait dans notre direction tandis qu’il attrapait un flingue coincé dans sa ceinture, contre ses reins…
J’avais presque envie de bondir hors de ma cachette et de me précipiter en courant dans les bois. L’instant d’après, un deuxième bruit de moteur s’est élevé, bien plus puissant que le premier.
Le monstrueux pick-up tout-terrain F-350 Super Duty noir est venu se garer derrière le Dodge Ram de Taggart, ses six roues — dont quatre motrices — creusant de profondes ornières dans la boue du chemin. J’ai aperçu un grand pare-buffle qui, couplé à la puissance du moteur Power Stroke, aurait pu envoyer valser un bison dans les plus hautes branches, et un faux bouchon de radiateur en forme de bouledogue.
Ensuite, le conducteur a coupé les quatre cents chevaux de son monstre, la portière conducteur s’est ouverte et nos couilles se sont encore rétractées — si cela était possible — en découvrant les bottes pointues puis la haute silhouette de… Darrell Oates ! Ma pomme d’Adam a fait le yo-yo et Charlie a eu un petit hoquet de terreur à côté de moi. Si Jack Taggart est un sale type, Oates, lui, est la quintessence du malade mental et du sociopathe — lui, ses deux frères, son père et tout le reste de sa cinglée de famille… À ma connaissance, il n’y a pas de fratrie plus dangereuse dans tout l’État de Washington : même les flics les craignent. Les Oates n’habitent pas sur l’île — mais ils possèdent une petite maison de « vacances » au nord où ils débarquent tous les étés pour faire la fête, se soûler et bronzer sur leur petit bout de plage comme si l’île tout entière leur appartenait. D’innombrables rumeurs circulent sur leur compte et Charlie sait par son frère Nick des tas d’histoires sur eux ; ils sont connus de toutes les polices de l’État : un clan sauvage qui vit dans les montagnes au-dessus de la Skagit River, entre Marblemount et Newhalem, sur la route du lac Diablo. Au milieu de chiens, de carcasses de voitures (officiellement, ils sont ferrailleurs) et de plusieurs baraques plus ou moins délabrées. Le père, dans la cinquantaine, a passé plus de temps en prison que dehors ; la mère est presque aussi féroce, une vraie harpie, de même que leurs trois cinglés de fils qui ont entre trente et quarante ans, dont Darrell, le plus jeune, tous avec des casiers judiciaires plus longs que le manuscrit original de Sur la route, plus cinq filles et belles-filles et une tripotée de petits-enfants. Personne n’ose s’aventurer du côté de chez les Oates, pas même la police, qui les évite autant qu’elle peut, bien que les Oates soient notoirement mêlés à toutes sortes de trafics et qu’ils aient connu la prison pour des faits de viol, des bagarres, un meurtre et des actes de barbarie. Quand ils débarquent à East Harbor, je pense toujours au clan de Massacre à la tronçonneuse.