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Planqué dans mon fourré, un long frisson glacé m’a parcouru l’échine : Darrell Oates et Jack Taggart ensemble le lendemain de la mort de Naomi. Deux ordures, dont l’une avait été soupçonnée de viols au sein de l’armée et l’autre déjà condamnée pour plusieurs agressions, dont certaines sur des femmes.

Ça ne pouvait être une coïncidence…

Naomi avait-elle été violée ?

Pris dans la tourmente de l’interrogatoire, je n’avais pas eu le temps ni le courage de poser la question à Krueger, mais elle était revenue me hanter par la suite…

J’ai senti la colère et la nausée ressurgir en voyant ces deux crapules.

Apparemment, Darrell Oates avait l’air pressé.

Il a passé la main dans ses cheveux blond-roux clairsemés qui bouclaient sur sa nuque et sur son crâne. Darrell Oates avait de petits yeux en amande, étroits, limpides et très pâles, et une bouche minuscule comme celle d’un bébé au milieu d’un visage gros comme une souche. Mais ce qui permettait de le reconnaître au premier coup d’œil, c’était le large tatouage qui faisait tout le tour de son cou puissant. Une phrase ornée de fioritures, elle disait : LOVE, SPRAY AND PRAY (Aime, canarde et prie). La légende voulait que le tatouage dissimulât une vilaine blessure que lui avait faite un membre d’un gang du comté de Whatcom affilié aux Bandidos et que ledit membre eût ensuite été retrouvé mort égorgé en contrebas de la route menant au lac Diablo. Malgré la température automnale, il portait un blouson en cuir léger sur un maillot des Seahawks. Darrell a remarqué l’arme dans la main de Taggart.

« Qu’est-ce que tu fous ?

— Ma porte était ouverte…

— Et alors ?

— Je n’oublie jamais de la fermer. »

Darrell Oates a balayé à son tour la clairière de ses petits yeux clairs et déments, son regard est passé à l’endroit où nous nous trouvions et a continué plus loin. J’entendais Charlie respirer de plus en plus fort à côté de moi.

« On n’a pas le temps, a dit Darrell d’un ton impérieux. Les flics peuvent débarquer d’une minute à l’autre… T’as peut-être oublié pour une fois…

— Non. »

Le benjamin des Oates a également sorti une arme. Une branche me chatouillait le nez, mais je n’osais pas bouger d’un millimètre, tous mes muscles tellement contractés que je n’allais pas tarder à avoir une crampe. Je me demandais par quel miracle ils ne nous avaient pas encore repérés, accroupis dans notre buisson. Sans doute parce que c’est la dernière chose qu’ils auraient imaginée.

« Le plus urgent, c’est l’ordinateur, il faut s’en débarrasser tout de suite », a-t-il dit, et on s’est regardés, Charlie et moi.

Ils ont disparu à l’intérieur et j’ai inspiré l’air nocturne. La fenêtre de la cuisine s’est allumée et on a distingué leurs deux silhouettes derrière. Taggart a tendu quelque chose à Oates : la clé USB… Oates l’a glissée dans sa poche puis il a saisi l’ordinateur portable, a retraversé le salon-chambre et a émergé sur les planches devant l’entrée. Taggart l’a rejoint quelques secondes plus tard, portant une pelle, une masse et un bidon d’essence.

Ils sont ensuite passés tout près de nous et, pendant un instant, quand les bottes ont piétiné le chemin à quelques centimètres de nos genoux, leurs jambes seulement séparées de nos visages par un maigre rempart de feuilles — en tendant le bras, j’aurais pu les toucher —, nous nous sommes sentis comme des Hobbits cernés par des Orques.

Après quoi, Taggart et Oates ont emprunté une sente presque invisible au milieu des fougères et se sont fondus dans l’obscurité des bois. Nous avons épié la lueur vacillante de leur torche qui s’éloignait dans les ténèbres.

« Putain de merde, a expiré Charlie, j’ai cru que j’allais chier dans mon froc ! » Puis il a ajouté : « Le monstre, là : il était sur le ferry… » Je me suis alors souvenu de l’avoir vu moi aussi, parmi les autres véhicules, comme un doberman au milieu d’épagneuls, avec le petit bouledogue en guise de bouchon de radiateur.

« Viens, ai-je dit en m’élançant sur leurs traces.

— Qu’est-ce que tu fous ? Il faut filer d’ici maintenant ! C’est l’occasion ou jamais ! »

Mais j’étais déjà en train de glisser mes pas dans les leurs.

Par chance, s’il ne pleuvait pas, le vent s’était mis de la partie et le murmure des feuillages autour de nous couvrait les bruits éventuels que nous pouvions produire pendant notre progression. La lueur de la torche — qu’ils avaient dû poser à terre, car elle ne bougeait plus — nous servait de point de repère. Un autre son s’élevait : celui d’un fer de pelle mordant un sol meuble.

Et, tout à coup, un grand fracas a rompu le silence de la forêt au moment où nous nous rapprochions.

J’ai vu Oates abattre sa grosse masse sur l’ordinateur encore et encore, jusqu’à le réduire en une crêpe informe de métal et de plastique. Puis il a ouvert le bidon d’essence, l’a arrosé et a sorti son Zippo.

Les flammes ont illuminé leurs visages tandis que, de son côté, Taggart creusait un trou dans la terre, entre les racines et les fougères. Une fumée noire est montée en colonne parmi les feuillages brassés par le vent et une odeur de caoutchouc brûlé a envahi le sous-bois. J’ai sorti mon téléphone portable et j’ai filmé — mais j’étais trop loin et on ne voyait que quelques vagues lueurs dans les ténèbres. Ils ont éteint les dernières flammèches avec leurs bottes, ont jeté le magma noirâtre dans le trou et l’ont recouvert de terre et de feuilles.

« Barrons-nous », a ensuite dit Oates.

Nous avons attendu dans la forêt que Darrell Oates soit reparti à bord de son monstre et que toutes les lumières se soient éteintes dans la bicoque de Taggart. Puis nous avons rejoint la voiture. Je me sentais déprimé, malade, vidé de toutes mes forces et de tout mon courage en pensant à Naomi seule et sans défense entre les mains de ces fauves. Mon cerveau brûlait de fièvre à l’idée de ce qu’elle avait pu endurer, de la terreur et de l’horreur qui avaient dû être les siennes dans ses derniers instants, de la façon laide et odieuse dont s’était terminée sa vie. Je me sentais habité par un désir de vengeance sans limites, mais, en même temps, j’avais cruellement conscience que nous n’étions pas de taille face à ces deux prédateurs professionnels, ces experts de la cruauté et de la dépravation. En me laissant tomber derrière le volant, j’ai perçu la vanité de notre tentative et j’ai pleuré de rage.

15.

Trente-six chandelles

J’ai passé la journée suivante comme dans un rêve. Géométrie, mythologie, histoire des États-Unis… Les visages de Jack Taggart et de Darrell Oates ne cessaient de me hanter. J’étais incapable de penser à autre chose. Partout — à la cafétéria, en classe, pendant les pauses —, je sentais des regards sur moi, certains teintés de compassion, d’autres de soupçon, d’autres encore en forme de question.

La page Facebook n’avait toujours pas été supprimée ; le nombre de commentaires avait même explosé. Mais dans le jeu Qui a tué Naomi ?, une deuxième personne venait concurrencer « Henry » par son score : « la mère ». Car la mère de Naomi n’avait toujours pas reparu. Où était-elle passée ? Personne ne semblait en avoir la moindre idée… Était-elle mêlée à la mort de sa fille ? Ou bien avait-elle été victime du même assassin ? Mais, dans ce cas, n’aurait-on pas déjà retrouvé son corps ?

Je la revoyais, une belle femme, qui avait la même chevelure noire et soyeuse que sa fille mais la peau plus claire — sauf l’été — et des yeux plus écartés. Elle nous avait toujours accueillis avec bienveillance, mais elle ne se mêlait jamais à la population de l’île. Comme je l’ai dit, son père était mort quand Naomi avait six ans et elle vivait depuis sur Glass Island avec sa mère. Une mère solitaire mais qui s’amusait de notre compagnie, qui pouvait nous distraire avec des grimaces ou faire rougir Charlie et Johnny par ses remarques, tant elle connaissait nos points faibles. Jamais rien de bien méchant — mais elle lisait en nous à livre ouvert et semblait considérer de son devoir de faire de nous des adultes ou à tout le moins autre chose que des crétins acnéiques. Leur mobil-home, au camp des caravanes, était des plus modestes.