Le type au coton-tige s’est cassé. J’ai refermé la bouche.
« Elle… elle a été violée ? j’ai enfin trouvé la force de dire.
— Non.
— Vous… vous en êtes sûrs ?
— Oui. »
Enceinte… Mon crâne bourdonnait. Platt et lui ont échangé un de ces regards muets qui m’avaient fait flipper la dernière fois. Puis Krueger est revenu à la charge.
« Tu es certain qu’elle ne t’en avait pas parlé ?
— Hein… quoi ?
— Elle ne t’en avait pas parlé ? »
J’avais envie de fuir, de me boucher les oreilles.
« Puisque je vous le dis !
— D’accord… d’accord… »
Il a hoché la tête.
« Tu ne me demandes pas si on a reconstitué son emploi du temps ?
— Quoi ?
— Son emploi du temps… Tu l’as bien vue pour la dernière fois à bord du ferry ? »
Est-ce qu’il a perçu mon hésitation ?
« Oui. »
Il a hésité à son tour.
« Il y a autre chose », a-t-il ajouté.
Ah bon, quoi encore ? Allez, shérif. Au point où j’en suis…
« Dernièrement elle faisait des recherches sur toi. »
J’ai levé la tête, dévisagé tour à tour Krueger et Platt, en fronçant les sourcils.
« Comment ça, “des recherches sur moi” ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— On a examiné son ordinateur, l’historique de ses recherches, tout ça : parmi les dernières recherches qu’elle a effectuées, elle a tapé des mots-clés comme adoption, adoption couple gay, lois adoption Texas… Le Texas, c’est bien là d’où vous venez, tes mamans et toi, n’est-ce pas ? »
Je n’ai pas bougé.
Je ne comprenais plus rien. Naomi enceinte. Elle faisait des recherches sur moi…
J’ai levé les yeux.
Ils attendaient… J’ai acquiescé. « Et elle avait aussi noté ça dans son journal », a alors dit Platt.
Il s’est avancé, a poussé un cahier devant moi. Ouvert. Une seule phrase, en grosses lettres rondes, au milieu de la page :
18.
Rubicon
« TU VAS QOÂ ? a coassé Charlie.
— Je vais demander à Darrell Oates ce qu’il y a sur cette clé USB…
— Tu vas quoi ? ont-ils répété tous en chœur.
— Même les Oates n’oseraient pas buter cinq ados d’un coup…, ai-je dit, tout en essayant de m’en convaincre moi-même. Surtout si nous enregistrons au préalable une vidéo disant où nous sommes, qui sera expédiée automatiquement au bureau du shérif si on n’est pas rentrés à temps pour la désactiver…
— Tu sais faire ça ? a dit Johnny.
— Il suffit qu’eux le croient…
— Cinq ? a relevé Charlie. On est que quatre à ce que je sache.
— Shane Cuzick vient avec nous. »
Ça leur a définitivement cloué le bec.
« Henry, t’es dingue, a conclu Kayla. J’irai pas là-bas.
— Très bien. Qui d’autre veut se dégonfler ? Pensez à Naomi qui nous regarde peut-être », ai-je ajouté, perfidement.
J’ai vu Charlie et Johnny baisser la tête.
« Quand ? a demandé ce dernier.
— Demain matin. (On était vendredi.) D’après le chef Krueger, les funérailles de Naomi auront lieu dimanche. Il y aura un entrefilet dans le journal de demain…
— Et s’il refuse de te le dire ?
— Je le menacerai de révéler la petite scène à laquelle nous avons assisté hier soir.
— Ils vont te tuer, Henry, a dit Johnny.
— Pas en présence de trois témoins. »
En étais-je vraiment si sûr ? Si Darrell Oates avait participé au meurtre de Naomi, il n’hésiterait pas à fumer quatre personnes qui pourraient l’envoyer sur la table d’injection létale. Sauf que, peut-être, il n’y était pour rien. Darrell Oates comme Jack Taggart étaient deux individus extrêmement dangereux qui ne savaient rien faire d’autre que dealer, cogner, intimider, racketter et… violer. Or…
« Elle n’a pas été violée, ai-je repris. C’est le shérif qui me l’a dit.
— Et alors ? »
Je me suis penché vers eux.
« Alors ? Alors, à votre avis, si elle était tombée entre les mains d’un Darrell Oates et d’un Taggart, seule avec eux, la nuit, que croyez-vous que ces deux malades lui auraient fait ? »
Ils y ont réfléchi un moment.
« Admettons que t’aies raison, a finalement admis Kayla, n’empêche que ces types sont dangereux, Henry. Les Oates sont complètement tarés, tout le monde sait ça… Tu crois vraiment que tu vas arriver à les raisonner ? »
J’ai hoché la tête en essayant d’afficher la conviction qui me faisait défaut.
« Kayla a raison, a renchéri Johnny, cette famille-là, elle craint, putain… Ce sont tous des débiles profonds ! Des violents… Personne ne s’aventure là-bas, même pas les flics !
— Vous n’êtes pas obligés de venir, ai-je dit. J’irai seul avec Shane.
— Je viens, a dit Charlie. Bien sûr qu’on va pas te laisser y aller seul… Kayla, vaut mieux que tu restes ici. T’as raison : ce sont tous des malades, là-haut, et la vue d’une jeune femme pourrait leur faire péter les plombs. Mais toi, Johnny, si tu te dégonfles, on t’adressera plus jamais la parole… »
J’ai vu Johnny baisser la tête et la secouer d’un air accablé. Il a fourragé des deux mains dans son épaisse tignasse rousse, a grincé des dents, puis il a frappé du poing sur la table. Il avait peur. Nous avions tous peur.
« C’est quoi, votre problème ? s’est-il finalement écrié. Faites chier !… C’est bon, je viens. Mais je la sens pas, votre histoire… Non, sérieusement, les mecs, on fait une belle connerie. »
Le lendemain, Shane nous attendait sur le parking des ferries, il fumait une clope adossé à la portière de son vieux Silverado, les cheveux au vent. Il avait l’air d’un James Dean à deux balles quand il s’est avancé vers nous avec son blouson à capuche et ses sneakers. Paulie et Ryan étaient invisibles.
« Salut, les fiottes », a-t-il lancé vers l’arrière en s’asseyant à côté de moi.
Charlie et Johnny n’ont pas bronché.
« Salut, mon pote, m’a-t-il dit ensuite en me serrant la pince, et cette familiarité nouvelle entre nous m’a quelque peu décontenancé.
— Tu es prêt ? ai-je demandé.
— Et toi, Henry ? Tu veux toujours le faire ? »
Était-ce une illusion ou y avait-il une pointe d’admiration dans sa voix ?
« Et comment, j’ai dit.
— Très bien. »
Il a sorti de la poche de son blouson un paquet enroulé dans un chiffon, l’a posé sur ses genoux et il a lentement déroulé le chiffon. Un .38 !