Il s’étendait aussi aux îles voisines — entre lesquelles nous glissions, l’été venu, à bord de nos kayaks de couleurs vives —, simples rochers gris hérissés de sapins, bras de mer scintillants sous les feux du soleil, terres plus vastes mais inhabitées, où des sentiers creusés dans les hautes fougères et les bois mènent à des criques ignorées des touristes.
C’était notre royaume et nous étions les meilleurs amis du monde, inséparables, unis comme les doigts de la main.
Entre Charlie, Johnny, Naomi, Kayla et moi, c’était à la vie à la mort. Du moins est-ce ce que nous pensions en ce temps-là. Comme je l’ai dit, à part moi, ils ont tous grandi sur ce bout de terre entouré d’eau. Ils y ont développé un lien étrange — qui est à mi-chemin entre l’amitié pure et simple et quelque chose de plus profond, de plus viscéral.
De plus mystique.
Comme des animaux vivant en meute.
Quand nous avions douze, treize ans, nous montions régulièrement au sommet de la plus haute falaise de l’île, Hood Cliff, au pied de laquelle rugit le ressac et, chacun notre tour, nous reculions dos tourné à l’abîme, les yeux clos, les mains en avant. Les autres se tenaient au bord du vide, mains jointes pour former une chaîne humaine. Ils étaient le seul rempart qui vous préservait d’une chute interminable qui s’achèverait inévitablement par deux cent douze os humains brisés sur les rochers. Quand on sentait les bras tendus dans son dos, on s’arrêtait. Le vent sifflait à vos oreilles, le cœur cognait à tout rompre. Aussi loin que la vue portait, la mer était semée d’îles. Au fond, à cent kilomètres de là, il y avait les montagnes. On était morts de trouille.
Il y a aussi ce qu’ils ont appelé le baptême.
Et soit : il s’agissait bien d’un sacrement. Non pas que nous ayons vraiment connu le sens de ce mot, à l’époque. Mais voilà, instinctivement, le caractère sacré de cette cérémonie nous imprégnait, là, au fond des bois.
J’ai pleuré la fois où j’ai été baptisé. J’avais treize ans, ce n’est pas si vieux. J’ai pleuré parce que je savais qu’en agissant ainsi, ils me révélaient la part la plus secrète de leur connexion. Ils me manifestaient la plus grande preuve de confiance et d’amour qu’ils témoigneraient jamais à un étranger. Ils avaient grandi ensemble, ils étaient comme des animaux grégaires ou certains insectes sociaux. Et voilà que, par ce rite, ils m’acceptaient dans leur cercle. Pour toujours.
En elle-même, la cérémonie n’avait rien de bien spectaculaire. Ils m’ont précédé sur le sentier à travers la forêt, vers la rivière, ce jour-là. Puis, une fois sur la rive, ils m’ont bandé les yeux.
« Déshabille-toi, ont-ils dit tous en chœur.
— Quoi ?
— Déshabille-toi, a répété doucement Naomi.
— N’aie pas peur, Henry, a dit Kayla. On n’est pas en train de se moquer de toi.
— Personne n’est en train de filmer, a dit Charlie. Tu as ma parole. »
J’ai obtempéré.
« Le slip aussi. »
J’ai hésité, puis je l’ai retiré. Mes mains tremblaient.
« Entre dans la flotte. »
J’ai fait ce qu’ils me demandaient. En trébuchant et en glissant maladroitement sur les galets trop lisses et inégaux dans le fond, l’eau glacée s’enroulant autour de mes mollets. Le duvet de mes bras et de mes jambes s’est hérissé comme de la limaille sur un aimant. Je me sentais vulnérable, ridicule. Personne ne m’avait vu nu depuis des années, même pas Liv et France. J’ai senti mon pénis se recroqueviller de froid et de honte.
« Avance encore. »
J’ai atteint un endroit où il y avait très peu de courant, un endroit où l’eau stagnante était bien moins froide, presque chaude, en fait. Les rayons du soleil caressaient ma nuque et mon dos. Le courant tiède glissait sur ma peau, j’avais de l’eau jusqu’au nombril.
Quelqu’un a retiré le bandeau. Ils étaient nus aussi. En cercle autour de moi.
Ils se sont approchés, chacun leur tour.
Mon semblable, mon frère, a dit Johnny en m’étreignant.
Mon semblable, mon frère, a dit Charlie en m’étreignant.
Mon semblable, mon frère, a dit Kayla en m’étreignant.
Mon semblable, mon frère, a dit Naomi en m’étreignant.
Chacune de ces étreintes était pure et innocente, évidemment.
C’est pourtant ce jour-là que je suis tombé amoureux d’elle. En la voyant nue dans cette eau claire, au cœur de l’été, au cœur de cette forêt. En sentant sa peau satinée et douce contre la mienne, rafraîchie par l’eau de la rivière mais réchauffée par les rayons du soleil, tandis que ses cheveux trempés ruisselaient sur mon épaule et que son palpitant battait contre ma poitrine, léger comme un oiseau, la pointe de ses seins comme deux bourgeons. En la voyant nager, puis tordre et essorer ses cheveux noirs en torsades dégoulinantes, son regard sombre, améthyste et lumineux rivé au mien.
« Te voilà des nôtres, a dit Johnny en ressortant de la flotte et en se séchant. Tu viens d’être baptisé. »
Même Charlie, qui, d’ordinaire, ne se prive pas de déconner sur les bigots d’East Harbor, n’a fait aucune vanne, ce jour-là. Je ne l’avais jamais vu aussi sérieux. Il m’a souri. Et — de la même façon que je suis tombé amoureux de Naomi — j’ai senti que notre amitié avait pris le pas sur le groupe lui-même.
Si bizarre que cela puisse paraître, c’est à l’occasion d’un enterrement que nous avons commencé à devenir potes, Charlie, Johnny et moi. Auparavant, nous nous étions déjà croisés en ville, sur la plage et au collège, mais j’étais un étranger à leurs yeux : un mec venu sur le tard du continent, élevé par deux mères lesbiennes — autant dire une créature à mi-chemin entre un garçon et un alien…
Tout a changé le jour de l’enterrement de Jared Larkin, ou plutôt au cours du repas qui a suivi, chez les Larkin. Jared avait douze ans, comme nous. Il s’est suicidé.
Lui non plus, je ne le connaissais pas vraiment. Il était dans notre classe, mais il n’avait rien de remarquable qui aurait pu attirer l’attention : élève moyen, timide, frêle, un physique passe-partout — les filles l’ignoraient. Il jouait de la trompette dans l’orchestre du lycée. Il n’était jamais de ceux qu’on choisissait quand il s’agissait de former les équipes en sport — plutôt l’inverse, il faisait partie de ceux qui attendent encore qu’on les choisisse quand le banc est presque vide, et qui font grimacer les arrogants leaders de l’équipe en soupirant : « Oh non, m’sieur, pas lui ! C’est pas juste : on a déjà Fink dans notre équipe ! » Le soir, il rentrait directement chez lui sans parler à personne.
On l’a appris plus tard, Jared était dépressif. Quand j’ai demandé, en ce temps-là, à maman Liv ce que cela signifiait, elle m’a répondu : « C’est une maladie de l’esprit, Henry, une maladie de l’âme — elle t’enlève le goût des choses, le goût de vivre… » Je me rappelle avoir demandé si c’était contagieux. Il avait déjà fait une tentative : son père l’avait aperçu à temps, paraît-il, immobile au bout de leur ponton, dans le clair de lune, comme hypnotisé par l’immensité de l’océan qui scintillait devant lui, puis il avait plongé, les bras serrés le long du corps. Son père avait couru et plongé à son tour. Il l’avait sauvé in extremis, cette fois-là. Une terreur absolue devait l’envelopper — la certitude que le combat était perdu d’avance. Imaginez : avoir un fils, un petit garçon, le chérir et ne pas savoir comment le protéger des ombres qui rôdent autour de lui…