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La deuxième tentative a été la bonne.

À en croire Bree Westhersby, sa seule amie, il est resté étendu sur son lit, il a attendu que ses parents roupillent profondément, et puis il est passé par la fenêtre et il a marché tranquillement jusqu’au bout du ponton. Mais qu’est-ce qu’elle en sait ? Si ça se trouve, il ne s’est même pas arrêté, il est allé droit au but et plouf  !

Je me demande si, dans les tréfonds de son être, il ne percevait pas plus clairement que nous notre monde, s’il n’en appréhendait pas mieux que nous la vanité et la cruauté, s’il n’avait pas compris avant tous les autres que par notre égoïsme nous sommes condamnés…

Au cours du repas qui suivit la cérémonie au cimetière, toute la classe de Jared était présente et, à un moment donné, j’en ai eu assez : les plus jeunes avaient l’air déguisés pour quelque spectacle de l’école, avec leurs cravates noires trop serrées ; les adultes ne trouvaient rien à dire — un garçon qui s’est donné la mort à douze ans ; Liv et France étaient parmi les rares personnes à entourer les parents. J’ai eu besoin de respirer un peu, alors je suis sorti de la maison et j’en ai fait lentement le tour. Croyez-le si vous voulez, mais c’était quasiment le premier jour du printemps et on n’avait jamais vu un printemps pareil, aussi plein de fleurs, une brise aussi parfumée, un ciel aussi pur. La nature renaissait — elle avait survécu à l’hiver — et je me suis demandé si Larkin n’aurait pas survécu lui aussi si seulement il avait tenu bon quelques jours de plus. C’est idiot, je sais, mais j’avais douze ans. J’ai suivi l’allée latérale, entre le mur de bardeaux peint en jaune et la haute palissade en bois. Une tondeuse bourdonnait de l’autre côté. Je me suis immobilisé quand j’ai vu la balançoire inerte, que probablement plus personne n’utiliserait et qui ne tarderait pas à rouiller, et surtout le vélo et le ballon de basket délaissés, abandonnés contre un tronc d’arbre — le vélo et le ballon de Jared… Je les ai fixés un moment, bouleversé, les yeux recouverts d’une pellicule de larmes, puis j’ai continué. Je suis parvenu à l’angle de la maison, là où l’ombre d’un grand tilleul s’étalait sur le mur jaune, et je me suis arrêté quand j’ai entendu les voix à l’arrière :

« Ce pauvre Jared, a dit la première, et il m’a semblé reconnaître un garçon de ma classe.

— Si on avait pu savoir ce qu’il avait dans la tête, a dit une autre et, cette fois, j’ai reconnu la voix nasillarde de Charles Scolnick, qui était dans ma classe cette année-là.

— Comment qu’on aurait pu ? a dit une voix de fille. Il ne parlait à personne.

— Personne ne faisait attention à lui, tu veux dire, a répliqué Charlie. C’est comme s’il existait pas… »

Il y a eu un silence, un peu de fumée de cigarette a flotté devant moi, dans l’air printanier tout pommelé d’ombre et de soleil, puis Charlie a repris la parole :

« Vous avez vu ? Pearson n’est même pas venu à l’enterrement…

— Il aime peut-être pas les enterrements, a dit la fille.

— C’t’enculé de Pearson, c’est vraiment qu’un gros con, ouais », a rétorqué Charlie.

Pearson était notre professeur de langues et j’étais bien d’accord avec Charlie : un esprit conservateur, pompeux, sectaire, qui m’avait conseillé un jour de lire autre chose que du Stephen King. Je savais que Pearson avait publié un livre ; il y en avait deux exemplaires à la bibliothèque du collège, probablement les deux seuls vendus par son éditeur. Ça s’intitulait : Peut-être les fantômes de cités disparues, et je suis sûr que c’était une citation d’un auteur quelconque, car ce genre d’individu est incapable de la moindre pensée originale.

« Un bâtard, je l’ai tout d’suite su, la première fois que j’l’ai vu, a approuvé la première voix.

— Qu’est-ce que vous pensez d’Henry Walker ? » a tout d’un coup demandé Charles Scolnick.

J’ai retenu mon souffle et mon cœur s’est mis à cogner violemment.

« Il a l’air cool, a dit la première voix.

— Il est zarbi, ouais, a corrigé Charlie — et j’ai rougi jusqu’aux oreilles.

— Pourquoi ça ?

— Ce mec, a continué Charlie, il ne prend jamais la parole sauf quand les profs l’interrogent, mais il a chaque fois la bonne réponse, putain. Il a de super notes, mais il ne fait jamais de la lèche. Vous avez remarqué ? Ce que pensent les profs, il donne l’impression de s’en foutre.

— Ça, c’est la méga classe, a dit la première voix, et j’ai senti ma poitrine s’enfler de fierté.

— Moi, je le trouve sympa, a estimé la fille et mon cœur s’est mis à battre encore plus vite.

— On devrait lui parler, a dit Charlie, lui proposer de venir avec nous, juste une fois… pour voir… Qu’est-ce que vous en pensez ?

— C’est pas lui qu’a des mères gouines ? a voulu savoir la première voix.

— Pour quoi faire ? » a demandé la fille, perplexe.

Un silence.

« Larkin, a répondu Charlie tristement. Ce qui vient de se passer m’a fait réfléchir… Qu’est-ce qu’on en sait ? Peut-être que si Jared avait eu des amis comme nous, s’il avait été moins seul, s’il avait eu quelqu’un à qui parler, ça serait pas arrivé. (Une pause.) Non, sérieusement, je veux pas d’un autre suicide sur cette île de nazes.

— Invite-le à ton anniv’, c’est dans quinze jours, a proposé la fille. Tu verras bien… »

Je les ai entendus bouger et j’ai détalé en vitesse. Et c’est ainsi que j’ai reçu ma première invitation à une fête d’anniversaire en deux ans et demi.

« Tu aimes cette musique ? »

Elle coulait des baffles comme un fleuve de métal en fusion, un torrent brut et sauvage de voix éraillées et gouailleuses et de riffs de guitare.

« Carrément, j’ai dit, c’est quoi ?

— Nirvana. »

Il m’a tendu deux albums — pas des CD, encore moins du MP3, des vinyles… La première couverture représentait un bébé nageur essayant d’attraper un billet de banque flottant dans une piscine, la seconde, une statue de femme très gracieuse, avec des ailes comme un ange — sauf qu’on voyait ses os, ses veines et surtout ses intestins. J’ai trouvé ça hyper beau.

« J’ai des affiches de films d’horreur dans ma chambre », j’ai dit.

Nous étions assis dans un coin du canapé, près des baffles — il y avait moins de monde que je n’aurais cru à son anniversaire, mais quand même une demi-douzaine de garçons et seulement deux filles.

« Sur les murs ?

— Yep.

— Quels films ? »

J’en ai cité une bonne quinzaine. J’ai vu ses yeux s’allumer.

« Tant que ça ? Bordel ! Et elles sont grandes ?

— Il y en a d’autres… Comme ça, j’ai répondu en ouvrant les bras.

— Quels autres films ?

— Des vieux trucs : Dracula, Frankenstein, Hellraiser, Candyman

— Connais pas les deux derniers… mais ça m’a l’air vachement cool. Elles recouvrent les murs ? Partout ? Sans déc ? La vache !

— Et la porte aussi.

— Ouah ! Ça doit être carrément l’hallu ! Des affiches de Saw et de Hostel… je crois que ma mère me tuerait si j’accrochais ça dans ma chambre ! Tes… euh… tes mamans sont vraiment cool, tu sais ? Oh, ouais. Dis… je pourrais la voir ? Ta chambre, je veux dire. Pas ta mère… Ça te dérange pas ? J’aimerais vraiment voir ça.