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«Entrez!» criai-je.

Au lieu de l’homme robuste et violent que nous attendions, nous vîmes entrer, traînant la jambe, une très vieille femme au visage tout ridé. Elle fit une révérence, puis se mit à fouiller dans sa poche; elle avait des doigts nerveux, fébriles; éblouis par l’éclat soudain de la lumière, ses yeux larmoyants, tournés vers nous, clignotaient.

Je regardai mon compagnon et manquai d’éclater de rire: il avait l’air si désappointé!

La vieille finit par trouver un journal du soir et, montrant du doigt notre annonce:

«C’est ça qui m’a amenée ici, mes bons messieurs! dit-elle avec une seconde révérence. La bague en or… Brixton Road… elle appartient à ma fille Sarah, qu’était mariée seulement depuis un an à son mari qu’est garçon de cabine à bord d’un bateau de l’Union; et qu’est-ce qui dira si il vient et la trouve sans sa bague, je n’ose pas y penser, lui qu’est déjà brutal dans ses meilleurs moments, mais quand il a bu!… Si vous voulez savoir, Sarah est allée au cirque, la nuit dernière, en compagnie de…

– Cette bague est-elle la sienne? demandai-je.

– Dieu soit loué! s’écria la vieille. C’est Sarah qui va être contente, cette nuit! C’est bien là sa bague.

– Et quelle est votre adresse? demandai-je en prenant un crayon.

– 13, rue Duncan, Houndsditch. Un fichu bout d’ici!

– Il n’y a pas de cirque entre Brixton Road et Houndsditch», fit sèchement Sherlock Holmes.

La vieille femme tourna vers lui ses petits yeux bordés de rouge.

«C’est mon adresse que le monsieur m’a demandée, dit-elle. Sarah, elle, vit en garni au N° 3, Mayfield Place, Peckham.

– Et votre nom est?…

– Mon nom est Sawyer et le nom de ma fille est Dennis, et Tom Dennis est son mari – un bon gars, au fond, et intelligent avec ça. Tant qu’y est en mer, pas de garçon de cabine plus considéré; mais, dame, à terre, ce qu’avec les femmes et ce qu’avec les débits de boisson…

– Emportez la bague, madame Sawyer, interrompis-je sur un signe de mon compagnon. Il est clair qu’elle appartient à votre fille; et je suis heureux de pouvoir la restituer à sa légitime propriétaire.»

Tout en marmottant des bénédictions et des protestations de reconnaissance, la vieille taupe empocha la bague et elle descendit l’escalier en traînant le pied. Sitôt qu’elle fut partie, Sherlock Holmes se précipita dans sa chambre. L’instant d’après, il en sortait emmitouflé dans un ulster et un cache-nez.

«Je vais la filer, dit-il vivement. Ce doit être une complice. Elle me conduira chez l’assassin. Attendez-moi.»

La porte d’entrée venait à peine de se refermer sur la visiteuse que Holmes dégringola l’escalier. De la fenêtre, je le vis suivre de près la vieille femme clopinant de l’autre côté de la rue. Ou toute sa théorie est fausse, pensai-je, ou il va être conduit au cœur du mystère. Il m’avait prié bien inutilement de l’attendre: je sentais qu’il me serait impossible de dormir avant de connaître le résultat de sa démarche.

Il était environ neuf heures quand il sortit. J’ignorais à quelle heure il rentrerait. Je m’installai stoïquement, avec ma pipe et la Vie de Bohême de Murger. Je tirais des bouffées et je sautais des pages. Dix heures sonnèrent. J’entendis le trottinement de la bonne qui allait se coucher. Onze heures. Le pas plus majestueux de la logeuse la conduisit à la même destination. Vers minuit, le bruit sec d’une clef m’avertit du retour de mon ami. Dès la porte, je vis à son air qu’il revenait bredouille. L’amusement et le dépit semblaient se disputer sa figure. Mais finalement Sherlock Holmes partit d’un franc éclat de rire.

«Je ne voudrais pas pour tout l’or du monde que Scotland Yard apprît mon histoire! s’écria-t-il en tombant sur une chaise. Ses hommes m’en rebattraient à jamais les oreilles pour se venger de tous mes sarcasmes! Je peux me permettre de rire, parce que je sais que, tôt ou tard, je prendrai ma revanche.

– Qu’est-ce qui s’est passé? demandai-je.

– Je vais vous faire rire à mes dépens, mais peu importe! La vieille a traîné la jambe un bout de chemin, puis elle a fait semblant d’avoir mal à un pied. Elle s’est arrêtée et elle a hélé un fiacre qui se trouvait à passer. Je me suis arrangé pour être à portée de sa voix. Mais c’était une précaution tout à fait inutile: elle a crié son adresse de manière à être entendu de l’autre côté de la rue. «Conduisez-moi au numéro 13 de la rue Duncan, Houndsditch!» Cela prenait tournure de vérité. Quand je l’ai eu vue bien installée à l’intérieur, je me suis perché à l’arrière. C’est un art dans lequel tout détective devrait exceller. Puis nous avons roulé sans arrêt jusqu’à la maison en question. Avant d’arriver devant la porte, j’ai sauté et j’ai fait à pied le reste du chemin, nonchalamment. Le fiacre s’est arrêté. Le cocher est descendu. Il a ouvert la portière et il a attendu. Quand je me rapprochai de lui, il fouillait avec furie sa voiture vide en dévidant tout un chapelet de blasphèmes. De la voyageuse, plus signe ni trace! Je crains qu’il ne touche pas de sitôt le prix de sa course. Au numéro 13, nous avons appris que la maison appartient à un honnête colleur de papiers peints, qui s’appelle Keswick, et qui n’a jamais entendu parler ni de Sawyer ni de Dennis.

– Vous ne voulez pas dire, m’écriai-je au comble de l’étonnement, que cette faible vieillarde soit sortie à votre insu du fiacre en marche?

– Le diable soit de la vieille femme! dit Sherlock Holmes. C’est nous qui nous sommes laissé berner comme des vieilles femmes! C’était sûrement un homme jeune et actif, et, de plus, un excellent comédien. Le déguisement était impayable. Il s’en est servi pour me semer. Ceci prouve que l’homme que nous recherchons n’est pas si isolé que je me l’imaginais. Il a des amis prêts à s’exposer pour lui… Docteur, vous avez l’air vanné! Allez vous coucher, si vous m’en croyez.»

J’obéis de bonne grâce à cette injonction: je me sentais à bout de forces. Holmes resta assis devant le feu qui couvait sous la cendre. Il médita longuement sur le problème qu’il avait à cœur de résoudre.

Fort avant dans la nuit, j’entendis en effet les gémissements mélancoliques de son violon.

Chapitre VI Tobias Gregson montre son savoir-faire

Les journaux du lendemain ne parlaient que du «mystère de Brixton». Tous en donnaient un compte rendu détaillé; certains y consacraient même leur article de tête. Ils contenaient quelques renseignements nouveaux. J’ai gardé dans mes archives plusieurs coupures se rapportant à cette affaire. En voici un résumé.

D’après le Daily Telegraph, les annales du crime fournissaient peu d’exemples de tragédies accomplies dans des circonstances plus mystérieuses. Le nom allemand de la victime, l’absence de tout mobile, la sinistre inscription sur le mur, tout dénonçait la main de réfugiés politiques et de révolutionnaires. Les socialistes comptaient aux États-Unis de nombreux adeptes. C’était ceux-ci qui, de toute évidence, avaient expédié Drebber pour une infraction quelconque à leurs lois non écrites. Après une brève allusion à la Wehmgericht, aux Carbonari, à la marquise de Brinvilliers, aux assassinats de la Grande Route de Ratcliff, l’article s’achevait sur une remontrance au gouvernement: il préconisait une surveillance plus étroite des étrangers en Angleterre.