Les commentaires du Standard roulaient sur le fait que de tels outrages à la morale publique avaient généralement lieu sous un gouvernement libéral. Ils étaient un effet de l’ébranlement des convictions dans les masses populaires et de l’affaiblissement subséquent de toute autorité. La victime était un américain qui séjournait à Londres depuis quelques semaines. Il avait pris pension chez Mme Charpentier à Torquay Terrace, Camberwell. Il avait pour compagnon de voyage son secrétaire particulier, M. Joseph Stangerson. Tous deux avaient pris congé de leur hôtesse le mardi 4 courant et ils étaient partis pour la gare d’Euston avec l’intention déclarée de prendre l’express de Liverpool. On les avait vus ensuite sur le quai. De ce moment jusqu’à la découverte du cadavre de M. Drebber, dans une maison inhabitée sur la route de Brixton, à plusieurs kilomètres d’Euston, on ne savait pas ce qu’ils avaient fait. Qui avait amené Drebber dans cette maison? De quelle manière y avait-il trouvé la mort? Mystère! On ignorait encore tout des allées et venues de Stangerson. On était heureux d’apprendre que MM. Lestrade et Gregson, tous deux de Scotland Yard, instruisaient conjointement cette affaire. Le crédit dont jouissaient ces deux officiers de police en faisait augurer l’éclaircissement à brève échéance.
Pour le Daily News, le caractère politique du crime ne faisait point de doute. Le despotisme, la haine du libéralisme qui inspiraient les gouvernements du continent avaient eu pour effet d’attirer chez nous un grand nombre d’hommes qui auraient été d’excellents citoyens sans le souvenir amer des persécutions qu’ils avaient subies. Toute infraction au code d’honneur qui régissait ces hommes était punie de mort. Il ne fallait rien négliger pour trouver le secrétaire, Stangerson, et pour connaître certaines particularités des habitudes de Drebber. On avait fait un grand pas en découvrant l’adresse de la maison où il avait pris pension. Le résultat en était entièrement dû à la finesse et à la ténacité de M. Gregson de Scotland Yard.
Sherlock Holmes et moi, nous lûmes ces articles en prenant notre petit déjeuner. Sherlock Holmes s’en amusa beaucoup.
«Qu’est-ce que je vous avais dit? De toute façon, Lestrade et Gregson triompheront!
– Cela dépendra de la tournure des événements.
– Mais non, pas du tout! Si l’homme est pincé, ce sera grâce à leurs efforts; s’il échappe, ce sera en dépit de leurs efforts: c’est face, je gagne, et pile, tu perds. Quoi qu’ils fassent, ils auront des admirateurs. Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire.
– Que se passe-t-il?» m’écriai-je.
Tout à coup le trépignement de pas nombreux dans le vestibule puis dans l’escalier s’était fait entendre, mêlé à de très sonores expressions de dégoût de notre logeuse.
«C’est la section de la police secrète de Baker Street», dit gravement mon compagnon.
Au même instant firent irruption dans notre pièce une demi-douzaine de gamins des rues; les plus sales et les plus déguenillés que j’eusse jamais vus.
«Garde à vous!» cria Holmes d’une voix de stentor.
Aussitôt les six petits drôles se mirent en rang comme autant de statuettes minables.
«A l’avenir, dit mon compagnon, Wiggins seul me présentera votre rapport. Vous l’attendrez dans la rue. Vous l’avez découvert, Wiggins?
– Non, monsieur, pas encore, dit un des enfants.
– Je ne m’attendais pas à ce que vous réussissiez du premier coup. Poursuivez vos recherches. Voici votre salaire…»
Il remit à chacun d’eux un shilling.
«Maintenant filez! Faites-moi un meilleur rapport, la prochaine fois!»
Il fit un signe. Ils dévalèrent l’escalier, comme des souris. L’instant d’après, dans la rue, ils perçaient l’air de leurs cris.
«Il y a davantage à obtenir d’un de ces petits mendiants que d’une douzaine de détectives, dit Holmes. La seule vue d’une personne à l’air officiel scelle les lèvres des gens. Ces gosses vont partout, ils entendent tout. Et puis ils sont finauds. Tout ce qui leur manque, c’est l’organisation.
– Est-ce que vous vous servez d’eux pour le crime de Brixton? demandai-je.
– Oui. Je veux m’assurer de quelque chose. C’est simplement une affaire de temps. Holà! nous allons entendre parler de vengeance! Voici Gregson qui descend la rue, le visage radieux. Il vient sûrement nous voir. Oui, il s’arrête… Il sonne!»
La sonnette fut tirée violemment et, en quelques secondes, le détective blond avait monté quatre à quatre l’escalier et fait irruption dans notre salon.
«Mon cher, s’écria-t-il en tordant la main molle de Holmes, félicitez-moi! J’ai rendu l’affaire aussi claire que le jour!»
Je crus voir passer une ombre d’anxiété sur le visage expressif de mon compagnon.
«Seriez-vous sur la bonne piste? demanda-t-il.
– La bonne piste! Nous avons arrêté le meurtrier.
– Et quel est son nom?
– Arthur Charpentier, sous-lieutenant dans la marine de l’État», articula pompeusement Gregson.
Il gonflait sa poitrine et frottait ses mains grassouillettes.
Sherlock Holmes poussa un soupir de soulagement. Le sourire reparut sur ses lèvres.
«Asseyez-vous et prenez un cigare, dit-il. Nous sommes impatients de savoir comment vous vous y êtes pris. Du whisky avec de l’eau?
– Volontiers, reprit le détective. Les terribles efforts que j’ai fournis ces deux derniers jours m’ont complètement épuisé. Pas tant l’effort physique cependant que l’effort d’imagination. Vous savez ce que c’est, monsieur Sherlock Holmes? Vous aussi, vous travaillez avec votre tête!
– Vous me faites beaucoup d’honneur, dit gravement Sherlock Holmes. Expliquez-nous comment vous êtes parvenu à cet heureux résultat.»
Le détective s’installa dans le fauteuil et tira quelques bouffées de son cigare; puis soudain, au paroxysme de la gaieté, il se frappa la cuisse.
«Le plus drôle, s’écria-t-il, c’est que cet imbécile de Lestrade, qui se croit si malin, s’est complètement fourvoyé. Il recherche partout le secrétaire Stangerson qui n’a pas plus trempé dans le crime qu’un bébé qui va naître. Je suis sûr qu’il l’a trouvé, à l’heure qu’il est!»
Cette idée fit tant rire Gregson qu’il s’étouffa.
«Comment avez-vous trouvé la clef du mystère?
– Je vais tout vous dire. Bien entendu, docteur Watson, ceci doit rester entre nous. D’abord, il s’agissait de connaître les antécédents de l’Américain. D’autres auraient attendu qu’on réponde à leurs annonces dans les journaux ou bien encore que des complices apportent d’eux-mêmes des renseignements! Ce n’est pas comme ça que travaille Tobias Gregson. Vous souvenez-vous du chapeau placé près de la victime?
– Oui, dit Holmes. Il portait le nom et l’adresse du chapelier: John Underwood et fils, 129, Camberwell Road.»
Gregson perdit contenance.
«Vous l’aviez remarqué? dit-il, le visage allongé. Vous êtes allé à Camberwell Road?
– Non.
– Ah! fit Gregson en se redressant. Il ne faut jamais négliger une chance, si petite qu’elle soit!