«Voyons, monsieur Sherlock Holmes, dit-il, nous sommes tous disposés à reconnaître votre perspicacité et l’originalité de votre méthode de travail. Mais, à présent, nous désirons autre chose que de la théorie et du prêche. Il s’agit de capturer un assassin. J’en étais venu à une conclusion qui s’est révélée fausse. Le jeune Charpentier n’a pas pu prendre part au second crime. Lestrade a couru après Stangerson; il se trompait lui aussi. Avec toutes les allusions que vous avez lancées par-ci, par-là, vous nous avez donné l’impression d’en savoir plus que nous. Dites-nous donc clairement ce que vous savez! Pouvez-vous nous révéler le nom du coupable?
– Je ne peux que donner raison à Gregson, dit Lestrade. Nous avons chacun de notre côté essayé d’éclaircir l’affaire et nous avons échoué tous les deux. Depuis mon arrivée ici, vous nous avez laissé entendre à plusieurs reprises que vous saviez parfaitement à quoi vous en tenir. J’espère que vous ne nous ferez pas languir plus longtemps.
– Tout délai apporté à l’arrestation de l’assassin pourrait lui laisser le temps de commettre un nouveau crime!» ajoutai-je.
Pressé par nous trois, Holmes parut hésiter. Il n’en continua pas moins à marcher de long en large, la tête basse et les sourcils froncés. Tout à coup, il s’arrêta et nous regarda bien en face.
«Il ne commettra plus de crime! dit-il. Là-dessus, vous pouvez être tranquilles. Vous m’avez demandé si je connaissais le nom de l’assassin? Oui, je le connais! Mais quelle importance? Ce qui compte, c’est de le capturer. Or, j’ai bon espoir d’y arriver par mes propres moyens. Encore faudra-t-il du doigté!… L’homme est rusé, désespéré. De plus, et cela je le sais par expérience personnelle, il a un complice qui est aussi habile que lui. Tant qu’il ne se sait pas découvert, il y a des chances de lui mettre la main au collet; mais, au moindre soupçon il changera de nom et disparaîtra parmi les quatre millions d’habitants de Londres. Sans vouloir vous froisser ni l’un ni l’autre, je dois dire qu’à mon avis, la police n’est pas de taille à lutter contre ces deux hommes-là. C’est pourquoi je n’ai pas fait appel à votre aide… Bien entendu, si, à mon tour, j’échoue, je serai blâmé d’avoir agi seul… Bah! je joue gagnant! Dès maintenant je vous promets ceci: quand je pourrai me mettre en rapport avec vous sans nuire à mes plans, je le ferai.»
Apparemment, cette promesse, précédée de l’allusion méprisante à la police, ne satisfit guère Gregson ni Lestrade. Le premier avait rougi jusqu’à la racine de ses cheveux couleur de lin, tandis que les yeux en boutons de chaussure de l’autre avaient brillé de curiosité, puis de rancune.
Ils n’eurent pas le temps de répliquer. On frappa.
Le porte-parole des gavroches, Wiggins, montra sa frimousse.
«Pardon, monsieur! dit-il en relevant sa mèche de cheveux. Le fiacre est en bas.
– Parfait, mon garçon! dit Holmes, avec satisfaction… Pourquoi n’adoptez-vous pas ce modèle à Scotland Yard? ajouta-t-il en sortant d’un tiroir une paire de menottes en acier. Voyez comme le ressort fonctionne bien. Elles se referment en un rien de temps.
– Nos vieilles menottes suffiront, dit Lestrade, si nous attrapons jamais l’assassin.
– Fort bien, fort bien! fit Holmes en souriant. Au fait, le cocher pourrait m’aider à transporter mes bagages? Demandez-lui de monter, Wiggins!»
Je fus surpris d’apprendre que mon compagnon partait en voyage: il ne m’en avait rien dit. Il y avait une petite valise dans la pièce; Holmes alla la chercher et se mit à la sangler; sur ces entrefaites, le cocher entra.
Sans le regarder, Holmes lui dit en s’agenouillant:
«Aidez-moi donc à attacher cette courroie, cocher!»
L’homme s’avança, l’air hargneux, un peu méfiant; il se pencha et tendit les mains. Coup sec, bruit métallique. Holmes se releva.
«Messieurs! cria-t-il les yeux brillants. Je vous présente M. Jefferson Hope, l’assassin d’Enoch Drebber et de M. Joseph Stangerson.»
Tout s’était passé en un tournemain, si rapidement que je n’avais pas eu le temps d’en prendre conscience! J’ai gardé un souvenir vif de cet instant: l’air triomphant de Holmes et le timbre de sa voix; le visage abasourdi, féroce du cocher lorsqu’il regarda les menottes qui brillaient à ses poignets: elles les avaient encerclés comme par magie. Durant quelques secondes nous fûmes comme des statues. Puis, avec un rugissement de colère, le cocher s’arracha à l’étreinte de Holmes et se rua par la fenêtre. Le bois et le verre volèrent en éclats; mais, avant qu’il eût passé au travers, Gregson, Lestrade et Holmes sautèrent sur lui comme autant de chiens de chasse. Ils le ramenèrent de force. Une lutte terrible s’engagea. Il nous repoussa maintes et maintes fois tant il était fort. Il semblait avoir l’énergie convulsive d’un épileptique. Le verre avait affreusement tailladé son visage, mais il avait beau perdre du sang, il n’en résistait pas moins! Lestrade réussit à empoigner la cravate; il l’étrangla presque. Le cocher comprit enfin l’inutilité de ses efforts. Nous ne respirâmes cependant qu’après lui avoir lié les pieds et les mains.
«Sa voiture est en bas, dit Sherlock Holmes. Elle nous servira pour le conduire à Scotland Yard… Et maintenant, messieurs, continua-t-il avec un sourire aimable, nous voilà arrivés à la fin de ce petit mystère. Posez-moi toutes les questions que vous voudrez, j’y répondrai très volontiers!»
Chapitre VIII La grande plaine salée
Au nord-ouest des États-Unis, de la Sierra Nevada, du Nebraska et du fleuve Yellowstone au nord, jusqu’au Colorado au sud, s’étend un désert aride qui a, pendant de longues années, barré la route à la civilisation. Dans cette région désolée et silencieuse, la nature s’est plu à réunir de hautes montagnes aux pics neigeux avec des vallées sombres et mélancoliques, des rivières rapides qui s’engouffrent dans les cañons déchiquetés avec d’immenses plaines blanches en hiver, grises en été d’une poussière d’alcali salin. Mais tous ces paysages offrent au regard le même aspect dénudé, inhospitalier et misérable.
Personne n’habite là. De temps à autre, une bande de Pawnies ou de Pieds Noirs en quête de nouveaux terrains de chasse traverse les plaines; mais elles sont si terrifiantes que les plus braves d’entre eux sont heureux de les perdre de vue et de se retrouver dans leurs prairies. Le coyote se faufile parmi les broussailles; le busard rôde dans l’air, qu’il bat mollement de ses ailes; et, dans les ravins, à pas lents, le lourdaud grizzli cherche la maigre pitance que lui fournissent les rochers. Tels sont les seuls habitants de ce lieu sauvage.
Le panorama qu’on peut contempler de la pente septentrionale de la Sierra Blanco est, du monde entier, le plus morne. A perte de vue s’étale une vaste plaine toute recouverte de plaques de sel et parsemée de massifs de chapparral nain. Et, dans tout cet espace, il n’y a aucun signe de vie: nul oiseau dans le ciel bleu acier, nul mouvement sur le sol terne. Il y règne un silence absolu. Pas un bruit. Du silence, rien que du silence! Silence total, écrasant…
Il a été dit que là rien de vivant n’apparaissait, c’est à peu près exact. Du haut de la sierra Blanco, on voit une piste qui serpente dans le désert et se perd dans le lointain. Des roues y ont creusé des ornières et de nombreux aventuriers y ont laissé l’empreinte de leurs pas. Ici et là, tranchant sur le fond sombre du dépôt de sel, des objets blancs brillent au soleil; ce sont des ossements: les uns de grande dimension et grossièrement taillés, les autres plus petits et plus délicats. Les premiers ont appartenu à des bœufs; les seconds, à des hommes. Sur une étendue de deux mille kilomètres, on peut retracer le chemin d’une caravane macabre au moyen de vestiges éparpillés des voyageurs tombés en route.