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Ayant heureusement vécu dans la prairie, Jefferson Hope avait l’oreille très fine. Lui et ses amis venaient de se tapir, quand, à quelques mètres d’eux, se fit entendre le triste ululement d’un hibou, auquel répondit immédiatement un autre un peu plus loin. Au même instant, une ombre déboucha de la trouée et répéta le même signal plaintif. Un deuxième homme surgit.

«Demain à minuit! ordonna le premier. Quand l’engoulevent aura crié trois fois.

– Entendu! dit l’autre. Je préviens frère Drebber?

– Transmets-lui l’ordre. Lui le transmettra aux autres. Neuf à sept?

– Sept à cinq!» répondit l’autre.

Les deux ombres se séparèrent. Les dernières paroles échangées étaient sans doute des mots de passe. Le bruit des pas se perdit au loin.

Jefferson se releva d’un bond. Il aida ses compagnons à passer par la trouée et il les mena à travers champs en courant de toutes ses forces.

«Dépêchez-vous! Dépêchez-vous! les exhortait-il de temps en temps d’une voix entrecoupée. Nous franchissons le cordon de sentinelles. Tout dépend de notre rapidité. Dépêchez-vous!» Il soutint et porta presque la jeune fille hors d’haleine.

Une fois sur la route, ils foncèrent à grandes enjambées. Ils n’aperçurent qu’un seul homme; encore celui-ci ne les reconnut-il pas: ils avaient eu le temps de se cacher dans un champ. Un peu avant la ville, ils prirent un sentier caillouteux qui conduisait aux montagnes. Au-dessus d’eux se dressaient deux pics sombres et dentelés. Le défilé qui les traversait, c’était le cañon de l’Aigle où attendaient les chevaux et la mule. Avec un instinct infaillible, Jefferson Hope se dirigea parmi de grosses pierres, puis le long du lit d’un torrent desséché, vers un endroit retiré derrière des rochers. C’était là qu’il avait attaché les bêtes. La jeune fille s’assit sur la mule et son père qui avait le sac à argent, enfourcha l’un des chevaux. Jefferson Hope ouvrit la marche dans le col escarpé et dangereux.

Chemin effroyable pour quiconque n’était pas habitué aux pires sautes d’humeur de Dame Nature! D’un côté s’élevait sur plus de trois cents mètres le flanc abrupt, noir, morne et menaçant d’une montagne; des colonnes de basalte saillant sur la surface rugueuse ressemblaient aux côtes d’un monstre pétrifié. De l’autre côté, un obstacle infranchissable: un indescriptible chaos de pierres et de débris. Au milieu, le col faisait le lacet; de place en place, il se resserrait: il fallait aller en file indienne; enfin, c’était un chemin tout à fait impraticable sinon pour des cavaliers expérimentés. Néanmoins, malgré toutes les difficultés, les fugitifs se reprenaient à espérer: chaque pas augmentait la distance qui les séparait des despotes qu’ils fuyaient!

Cependant, ils n’étaient pas encore sortis du territoire des Saints; ils en eurent bientôt la preuve. A l’endroit le plus sauvage et le plus désolé du col, la jeune fille poussa un cri de surprise en désignant le sommet du roc qui les dominait: la silhouette d’une sentinelle solitaire se découpait sur le ciel. Le garde fit retentir le ravin silencieux de la sommation militaire:

«Qui vive?

– Des voyageurs en route pour le Nevada», répondit Jefferson Hope en saisissant le fusil qui pendait à sa selle.

Le garde empoigna son fusiclass="underline" la réponse lui semblait louche, sans doute.

«Avec la permission de qui? demanda-t-il.

– Des Quatre Saints», répondit Ferrier.

Sa connaissance des Mormons lui avait appris que c’était la meilleure autorité qu’il pût invoquer.

«Neuf à sept! cria le garde.

– Sept à cinq! répondit aussitôt Jefferson qui se rappela le mot de passe entendu dans le jardin.

– Passez, et que le Seigneur soit avec vous! dit la voix d’en haut.

En se retournant, ils virent la sentinelle appuyée sur son fusil. Ils avaient franchi le dernier poste du peuple élu: la liberté devant eux!

Chapitre XII Les Anges Vengeurs

Ils passèrent la nuit à franchir une succession d’inextricables défilés et de sentiers tortueux jonchés de pierres. Ils s’égarèrent plusieurs fois, mais, grâce à l’expérience de Hope, ils retrouvèrent leur chemin. Au lever du jour, un spectacle aussi merveilleux que sauvage, s’offrit à leurs yeux. De toutes parts, des pics altiers couverts de neige les enserraient; chacun d’eux regardait, comme par-dessus l’épaule d’un autre, l’horizon lointain. Les mélèzes et les pins qui poussaient à leurs flancs presque verticaux semblaient suspendus au-dessus du coclass="underline" il aurait suffi du moindre souffle de vent pour les y précipiter! Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une pure illusion: l’aride vallée était encombrée d’arbres et de grosses pierres qui y avaient roulé. Une fois, sur leur passage, une énorme roche dégringola avec un bruit de tonnerre qui réveilla les échos dans les gorges silencieuses, et fit partir au galop les chevaux harassés.

Le soleil se leva lentement à l’orient; les pics s’allumèrent, l’un après l’autre, comme les lanternes d’une fête; à la fin, ils resplendirent tous. Ce magnifique panorama réchauffa le cœur des trois fugitifs et leur donna une nouvelle énergie. A un torrent fougueux qui dévalait d’un ravin, ils firent une halte; et, tandis que leurs chevaux s’y abreuvaient, ils prirent un repas hâtif. Lucy et son père auraient volontiers prolongé cette pause, mais Jefferson Hope ne l’entendit pas ainsi. «En ce moment, dit-il, nos ennemis sont à nos trousses. Tout dépend encore de notre rapidité. Une fois hors de leur atteinte à Carson, nous pourrons nous reposer le reste de notre vie.»

Ils poursuivirent leur route. Entre eux et leurs ennemis, d’après le calcul qu’ils firent ce soir-là, ils avaient mis une quarantaine de kilomètres. A la base d’un rocher en surplomb abrité du vent glacial qui soufflait, serrés l’un contre l’autre, ils purent goûter quelques heures de sommeil. Avant l’aube, toutefois, ils s’étaient remis en marche. Jefferson Hope commençait à croire qu’ils avaient enfin échappé à la terrible société qu’ils avaient défiée. Quelle erreur! La main de fer allait bientôt se refermer sur eux et les broyer.

Vers le milieu du second jour, les provisions manquèrent. Le chasseur ne s’en inquiéta guère: les montagnes étaient giboyeuses et lui-même avait souvent vécu de chasse. Sous un enfoncement, il fit un feu de branches sèches autour duquel ils se réchauffèrent; l’air était vif à dix-huit cents mètre d’altitude! Il attacha les chevaux, fit ses adieux à Lucy, puis, le fusil sur l’épaule, il partit en quête de gibier. Ayant tourné la tête, il vit le vieil homme et la jeune fille penchés au-dessus du brasier; les chevaux et la mule se tenaient immobiles à l’arrière-plan.

D’un ravin à l’autre, il marcha quelques trois kilomètres sans rien trouver. Cependant, d’après des traces sur l’écorce des arbres et quelques autres indices, de nombreux ours devaient se trouver dans le voisinage. Après trois heures de recherches, étant bredouille, il songea à rebrousser chemin. Alors, il regarda en l’air et tressaillit de joie: à cent mètres au-dessus de lui, au bord d’une corniche, se tenait une espèce de mouton aux cornes gigantesques: à proprement parler, un mouton des montagnes Rocheuses. La bête gardait sans doute un troupeau qu’il ne voyait pas. Par bonheur, elle lui tournait le dos; elle n’avait pas flairé sa présence. Il se coucha à plat ventre, il appuya son fusil sur une pierre et il visa longuement avant de presser la détente. L’anima fit un bond; il chancela un instant au bord u précipice, puis il tomba au fond de la vallée.