– Oui, je m’en vais!» répondit Jefferson Hope qui s’était relevé.
Son visage, d’une pâleur de marbre, avait pris une expression féroce. L’éclat de ses yeux avait quelque chose de sinistre.
«Où allez-vous?
– Vous en faites pas!» dit-il.
Et le fusil sur l’épaule, à grandes enjambées, il se rua dans l’étroit sentier qui menait en plein cœur de la montagne pour aller vivre parmi les bêtes sauvages. Non, il n’y en aurait pas de plus féroce, de plus dangereux que lui!
La prédiction de Cowper ne tarda point à se réaliser. Soit à cause de la mort affreuse de son père, soit par suite de l’abominable mariage auquel on l’avait contrainte, la pauvre Lucy languit pendant un mois, puis mourut. Son mari, qui l’avait épousée pour avoir les biens de Ferrier, témoigna très peu de chagrin en la perdant; en revanche, comme c’est l’usage chez les Mormons, les autres femmes de Drebber la pleurèrent et elles passèrent auprès de son corps la nuit précédant l’enterrement. Au matin, elles étaient encore groupées autour du cercueil, quand elles furent frappées d’un étonnement et d’une frayeur indicibles: la porte s’ouvrit brusquement, un homme en guenilles, sauvage d’aspect, au visage basané, pénétra dans la chambre mortuaire sans jeter un regard ni adresser une parole aux femmes agenouillées, il s’approcha du corps immobile et blanc où l’âme pure de Lucy Ferrier avait résidé; il se pencha et baisa le front glacé; puis il s’empara de la main de la morte et en arracha l’alliance en rugissant: «On ne l’enterrera pas avec!» Avant que les veilleuses n’eussent eu le temps de donner l’alarme, il s’était éclipsé. L’incident leur sembla si étrange, il avait été si soudain, qu’elles auraient pu se croire dupes d’une illusion, sans un fait indéniable: la disparition de l’anneau nuptial.
Jefferson Hope s’attarda plusieurs mois dans les montagnes; il menait une vie sauvage tout en nourrissant un ardent désir de vengeance. En ville, les histoires se multipliaient sur l’être mystérieux qui rôdait aux abords de la cité et qui hantait les défilés solitaires de la montagne. Un jour, une balle tirée par la fenêtre s’aplatit sur le mur, à quelques centimètres de Stangerson. Une autre fois, Drebber passait le long d’un escarpement, et une grosse pierre tomba près de lui: il n’avait échappé à une mort affreuse qu’en se jetant par terre. Les deux jeunes Mormons n’hésitèrent pas à mettre un nom sur l’auteur de ces attentats. Pour le capturer ou le tuer, ils organisèrent plusieurs expéditions dans les montagnes; sans succès. Ils n’osaient plus se montrer seuls ni sortir après la tombée de la nuit; ils firent garder leurs maisons. Au bout d’un certain temps, leur vigilance se relâcha: leur ennemi n’avait plus donné signe de vie. Ils se prirent à espérer qu’il avait perdu de sa férocité.
Au contraire son appétit de vengeance, loin de diminuer, s’était exaspéré. Il dominait son esprit au point que tout autre sentiment en était banni. Mais Jefferson Hope était par-dessus tout un homme pratique. Bientôt, il se rendit compte que sa constitution, si robuste qu’elle fût, ne résisterait pas aux rigueurs des saisons et au manque de nourriture saine: peu à peu, il perdait ses forces. Comment pourrait-il se venger s’il mourait comme un chien au milieu des montagnes? Or, c’était ce qui l’attendait pour peu qu’il s’obstinât à mener cette existence. Ferait-il donc le jeu de ses ennemis? Il retourna dans le Nevada pour rétablir sa santé et amasser un peu d’argent: ensuite il pourrait se consacrer tout entier à son projet.
Il avait compté revenir au bout d’une année; mais un enchaînement de circonstances imprévues le retint cinq ans dans la région des mines. Ce temps écoulé n’avait pas estompé le souvenir des torts qu’on lui avait faits, et il souhaitait autant se venger que lors de cette nuit inoubliable qu’il avait passée près de la tombe de John Ferrier. Il regagna Salt Lake City, sous un déguisement et un nom d’emprunt. Peu lui importait sa vie. L’essentiel était qu’il se fît justice. En arrivant chez le Peuple Élu, il apprit de mauvaises nouvelles: un schisme avait éclaté quelques mois auparavant. Plusieurs des plus jeunes membres de l’Église s’étaient rebellés contre l’autorité des anciens et un certain nombre de mécontents avaient quitté l’Utah pour se faire Gentils. Drebber et Stangerson étaient parmi ceux-là. Personne ne savait où ils se trouvaient. D’après la rumeur publique, Drebber s’était arrangé pour convertir en argent une grande partie de ses propriétés; il était parti bien nanti; au contraire, Stangerson, qui l’accompagnait, était relativement pauvre. Là se bornaient les renseignements que Jefferson Hope recueillit.
En face de ces difficultés, un autre aurait abandonné la partie; mais Jefferson Hope ne renonça pas. Avec ses petites économies, grossies de ce qu’il gagnait en route, il voyagea de ville en ville à la recherche de ses ennemis. Des années passèrent. Ses cheveux noirs commencèrent à grisonner. Mais, tel un véritable limier, il cherchait toujours; sa vengeance était devenue son unique raison de vivre. A la fin sa persévérance fut récompensée. Un jour, à Cleveland, il aperçut par une fenêtre les deux hommes qu’il recherchait. Il rentra dans son misérable logis pour méditer un plan. Mais Drebber l’avait reconnu sous ses haillons, et il avait surpris son regard meurtrier. Accompagné de Stangerson qui était devenu son secrétaire particulier, il courut chez le juge de paix à qui il exposa le danger de mort que leur faisaient courir la haine et la jalousie d’un ancien rival. Le soir même, Jefferson Hope fut arrêté. Faute de répondant, il fut détenu quelques semaines. Il ne sortit de prison que pour trouver vide la maison de Drebber. Lui et son secrétaire étaient partis pour l’Europe.
Ce nouvel échec ne fit que stimuler son zèle. L’argent manquait; il retravailla et il économisa sou par sou en vue de son prochain voyage. Quand il eut amassé assez, il s’embarqua à son tour. Puis la chasse recommença, de capitale en capitale; mais ses ennemis lui échappaient toujours. Pour régler ses dépenses, il accepta toutes sortes de besognes serviles; cela lui faisait perdre du temps. Quand il arriva à Saint-Pétersbourg, Drebber et Stangerson avaient quitté cette ville pour Paris: parvenu à Paris, il apprit qu’ils venaient de se mettre en route vers Copenhague; là encore, il fut en retard: ils se dirigeaient sur Londres. C’est à Londres qu’il réussit enfin à les acculer. Pour la suite, il n’est que de citer le propre récit du vieux chasseur, consigné dans le journal intime du docteur Watson, auquel nous sommes déjà redevables de beaucoup.
Chapitre XIII Suite des Mémoires du docteur John Watson
Il ne fallait voir aucune animosité à notre égard dans la résistance acharnée que notre prisonnier nous opposa. Convaincu de son impuissance, il nous sourit d’un air affable; il souhaitait n’avoir blessé personne dans la bagarre.
«Je suppose que vous allez me conduire au poste, dit-il à Sherlock Holmes. Ma voiture est à la porte. Si vous voulez me détacher les jambes, je vous y mènerai, car je ne suis pas si léger qu’il y a vingt ans.»
Gregson et Lestrade se regardèrent, méfiants: cette proposition n’était pas de leur goût. Mais Holmes écouta le prisonnier et dénoua la serviette qui attachait ses chevilles. L’homme se releva, étendit ses jambes: il pouvait marcher. Je le regardai: jamais je n’avais vu un individu aussi solidement bâti. Son visage basané indiquait une énergie et une résolution aussi remarquables que sa force.