Elle aussi venait de faire son petit coup d’Etat.
— Tu l’aimes ?
— Non, mais je l’admire. Je crois que nous ferions un vrai couple !
Elle n’avait jamais aimé Angelo, du moins d’amour… Mais son admiration demeurait intacte après plus de vingt-cinq ans de mariage.
Angelo but sa tasse à petites gorgées Il regardait François Sauvage tranquillement, pensivement, comme si d’autres images s’intercalaient entre eux deux. On n’entendait que le bruit désagréable de sa déglutition. Il avalait son thé par saccades et chaque gorgée absorbée ressemblait à une pierre lâchée dans un puits.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu à l’enterrement de ma fille, monsieur Sauvage ?
CHAPITRE II
Ils s’attendaient si peu à cette question, tous, qu’ils en furent interloqués.
Mal à l’aise, le peintre haussa les épaules. La personnalité de Tziflakos le paralysait. Il aurait aimé lui expliquer qu’assister à des funérailles constituait à son sens un acte inutile et qu’il avait banni de sa vie toutes les conventions hypocrites. Il renonça à lui dire que le cercueil d’Héléna ne représentait rien, non plus que la foule qui le suivait. Il craignit de ne pouvoir se faire comprendre et préféra se réfugier dans le silence.
— Vous connaissiez Héléna, pourtant ? insista Angelo.
François acquiesça.
— Depuis longtemps ?
— Je connais tous les Européens d’ici, biaisa Sauvage.
Henrico bondit sur lui et le gifla d’un revers de main sur sa pommette endolorie qui, aussitôt, se remit a saigner. Clémentine poussa un cri.
— Va dans ta chambre, lança Elisabeth à sa fille.
Cet ordre ne sous-entendait-il pas qu’elle adhérait à la brutalité d’Henrico ? Clémentine ne broncha pas et on l’oublia.
Angelo s’assit de l’autre côté de la table, en face du peintre. Henrico restait debout, près de Sauvage. Il avait une sorte d’étoile sanglante sur sa main et la contemplait farouchement.
— Je me doute que vous connaissez les Européens de la région, monsieur Sauvage. Nous ne sommes plus tellement nombreux…
Il se racla la gorge et se mit à caresser les poils de ses doigts.
— Ce que j’aimerais savoir, c’est depuis combien de temps vous parliez à ma fille.
— Quelques mois, répondit le jeune homme.
— Elle était devenue votre maîtresse ?
Il y eut un silence douloureux.
— Non, déclara enfin Sauvage. Elle était mon amie, ce qui est peut-être beaucoup mieux !
Henrico le saisit aux cheveux et lui renversa la tête en arrière.
— Ma femme ! s’étrangla le colosse. Ma femme, l’amie de ça !
Il voyait à l’envers le visage blême et meurtri de Sauvage et le trouvait laid et ridicule.
— Lâche-le ! enjoignit son beau-père.
Henrico repoussa violemment la tête de François. Celui-ci fut déséquilibré et tomba à genoux sur le plancher. Il se massa la nuque et se releva.
— Asseyez-vous ! reprit calmement Tziflakos.
Sauvage se rassit. Le sang coulait sur sa joue en une mince rigole hésitante qui brunissait rapidement. Le filet pourpre s’égarait dans le creux du menton avant de goutter sur la chemise blanche.
— Vous la rencontriez souvent ?
Ce qui frappa Clémentine à cet instant, ce fut l’aspect purement policier de la scène. Son père figurait le commissaire questionnant un prévenu. Henrico jouait le cogneur chargé de le mettre à la raison. Et Sauvage n’était-il pas réellement le suspect sur lequel pesaient les plus graves présomptions ?
— Presque tous les jours.
— Où ça ?
— Je venais ici ou elle venait chez moi.
— Comment saviez-vous que nous étions absents ?
— Elle me téléphonait.
Henrico soufflait du nez, bruyamment, comme un porc fouille du groin dans son auge pleine. Il y avait du massacre plein ses mains. Elisabeth le sentit et, pour l’apaiser un peu, lui prit le bras. Le garçon se dégagea brusquement. Il ôta son veston noir, le jeta en direction d’un fauteuil qu’il manqua, et le vêtement tomba sur le plancher. Il ne s’en aperçut même pas.
— Chez vous, poursuivit Angelo, qu’est-ce que vous faisiez ?
— Rien. Elle regardait mes toiles et nous parlions peinture.
— Et ici ?
— Ici aussi, nous parlions.
— Parler ! Parler ! gronda Henrico. Il se moque de nous, père ! Héléna ne disait jamais rien. C’était pas une fille bavarde, vous le savez bien.
Sauvage se retourna et le regarda. Les muscles d’Henrico tendaient à bloc sa chemise de ville. Jamais il n’avait donné une telle impression de force.
— Ça dépend avec qui, murmura François.
Henrico donna un coup de genou dans la chaise d’où Sauvage bascula pour la seconde fois. Docilement, il se remit debout, mais cette fois il ne s’assit pas.
— Qu’aurait-elle pu trouver à vous dire, puisque vous êtes une brute ? dit-il à Henrico.
Angelo étendit la main.
— Ne le touche pas, Henrico ! Attends !
Déjà, son gendre avait noué ses mains au col de la chemise du peintre. Il était gris de haine.
Tonton s’approcha vivement dans son fauteuil grinçant. Il saisit son neveu par la ceinture et le tira en arrière.
— On t’a dit de le lâcher, mon gars ! Faut pas y toucher tant qu’on ne saura pas.
Henrico lâcha prise. Sauvage avait une épaule dénudée ; avec peine il rajusta sa fine chemise.
— Bon Dieu ! haleta Henrico, vous allez quand même me laisser casser la tête à cette guenille ! Si c’est son aveu qu’il vous faut, vous n’avez qu’à lui poser la question directement au lieu de chercher des détours !
— Quelle question ? demanda le peintre.
— C’est toi, hein ? grimaça le jeune veuf.
— Moi quoi ?
— Un instant ! coupa Angelo.
Il se leva en soupirant et vint à Sauvage. Il n’était guère plus grand que lui, et pourtant l’autre semblait fluet à son côté.
— La police nous a appris que ma fille ne s’était pas suicidée, monsieur Sauvage, mais qu’on l’avait assassinée.
Il répéta, en détachant durement chaque syllabe.
— As-sas-si-née.
Sauvage soutint son regard.
— On en est certain ?
— La trajectoire de la balle et l’absence d’empreintes sur le revolver en sont la preuve.
— Qui a pu faire ça ?
Angelo secoua misérablement la tête.
— Vous ! dit-il.
Sauvage regarda au-dehors. Le jour commençait a mourir. C’était l’heure terrible où, au cours des trois jours précédents, il se mettait à penser à Héléna. A y penser d’une façon particulière, comme on pense à une absence. Il prenait alors sa voiture et allait, loin de tout, dans un bois de pins qui sentait fort. Il se plaquait contre un tronc d’arbre, l’étreignait farouchement, frottant son front brûlant contre l’écorce rugueuse et se mettait à pleurer. Il pleurait jusqu’à ce que la nuit fût complètement tombée et que le bois devînt un enchevêtrement d’ombres.
— Vous ! répéta Angelo. D’ailleurs, c’est ce que pense la police et si mon gendre n’avait fait un faux témoignage pour vous innocenter, vous seriez présentement en prison !
— Pour m’innocenter ?
— Cette histoire est européenne, elle n’est pas arabe ! dit seulement Angelo.
Sauvage comprit et une obscure crainte lui fouailla les entrailles. Il méprisait sa peur sans parvenir à la dominer.