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— Pourquoi pense-t-on que j’ai pu tuer Héléna ?

— Je te défends de l’appeler Héléna ! gronda Henrico. Qu’est-ce qui te permet ? Héléna… (Sa voix se brisa.) Héléna, c’était pour nous, juste pour nous…

Il implora sa famille :

— Vous le savez bien, vous autres ! Vous n’allez pas tolérer que ce salaud se permette de l’appeler Héléna, tout de même !

— Je sais si bien prononcer son nom, pourtant, dit Sauvage.

Il sentit couler une larme sur sa pommette éclatée et ce pleur le brûla comme de l’acide.

La colère d’Henrico ressembla à de l’affolement. Il ne sut plus, tout à coup, s’il avait envie de tuer cet homme ou de se tuer lui-même. Il franchissait une frontière inconnue au-delà de laquelle l’attendait un univers régi par des lois qu’il ignorait. Comment cet être fragile, ce barbouilleur de blanc, ce petit snob intellectuel pouvait-il le braver avec une telle persévérance, malgré les coups reçus et le danger qui le guettait ? Son audace était faite d’innocence. Sa faiblesse ressemblait à un tranquille défi.

— Vous pleurez ! dit Elisabeth, comme on avertit quelqu’un du désordre de sa toilette.

Sauvage appliqua ses doigts sur sa plaie pour étancher les larmes, mais elles s’étaient déjà mêlées au sang.

— Si vous pleurez, c’est que vous l’aimiez ! raisonna Angelo.

Le peintre eut l’air surpris.

— Evidemment que je l’aimais !

— Et vous dites que vous étiez amis, seulement amis ?

— Ce n’est pas un obstacle à l’amour, l’amitié, monsieur Tziflakos !

— Vous prétendez aussi qu’elle n’était pas votre maîtresse.

— Parce qu’elle ne l’était pas.

— Je voudrais que vous me précisiez très exactement la nature de vos relations.

François Sauvage secoua la tête.

— Ce n’est guère possible.

— Essayez !

François parut hésiter, puis il secoua la tête.

— Je préfère pas. Je vous dis seulement qu’elle n’était pas ma maîtresse, cela doit vous suffire !

— Père ! appela Henrico, laissez-le-moi, je me charge de le faire parler.

Angelo se débarrassa de la requête d’un coup d’épaule importuné, comme on se défait d’une charge légère.

— Venons-en à l’après-midi du meurtre, fit-il.

Elisabeth regardait fumer le thé dans les tasses. Seul son époux avait vidé la sienne. Le breuvage sacro-saint refroidissait. Elle présenta l’une des tasses à Clémentine qui la prit d’une main tremblante. La jeune fille goûta le thé et eut du mal à avaler la faible gorgée.

— Eh bien ? demanda Sauvage à Tziflakos. Que voulez-vous savoir ?

— C’est vous qui avez tué Héléna, n’est-ce pas ?

La douceur de la question contrastait avec son importance.

— Je vous ai déjà répondu que non.

— Vous ne l’avez pas rencontrée le jour de sa mort ?

— Non !

— La police prétend qu’on vous a vu, au volant de votre 2 CV, dans le chemin qui conduit à notre plantation.

— Je ne suis pas venu jusqu’ici. Je me suis arrêté dans un champ, pour peindre.

— Qui le prouve ?

— Qui prouve que je sois venu ?

Angelo se gratta la nuque d’un air ennuyé. Il commençait à se dire qu’il est difficile de suppléer la police.

CHAPITRE III

— Vous voulez bien me laisser un moment seule avec lui ? fit brusquement Elisabeth.

Son mari fronça les sourcils : mais il lut une telle résolution dans les yeux de sa femme qu’il céda sans tergiverser.

— D’accord, Elisabeth.

— Pas moi, dit Henrico.

Il dégrafa les poignets de sa chemise dont il se mit à rouler les manches. Comme tous les manuels, il les roulait serré, sans souci de les froisser.

Il s’avança. L’échec de son beau-père le survoltait. Ses biceps énormes dansaient sous sa peau, se dilatant et s’affaissant alternativement, comme la poche de caoutchouc d’un appareillage d’anesthésiste. Ses longs poils noirs hérissés augmentaient encore le volume de ses formidables avant-bras.

— C’est moi que vous allez laisser seul avec lui ! Je vous jure qu’il avouera. Car c’est lui ! Vous le savez tous, que c’est lui.

— Fiche-nous la paix, Henrico, dit sèchement Elisabeth. Je veux avoir une conversation avec cet homme, seule à seul. C’est clair, non ?

Henrico ne s’avoua pas vaincu.

— Je suis le mari ! objecta-t-il.

— Et moi, je suis la mère ! repartit Elisabeth. Sortez, vous dis-je !

— Laissons-les ! commanda Angelo en se dirigeant vers la porte. Il tint le panneau grillagé ouvert et fit signe à son frère de sortir. Tonton roula son fauteuil sur la véranda. Clémentine le suivait. Henrico attendit, mais son beau-père tenait toujours la porte et le regardait. Mal résigné, le garçon ramassa sa veste sur le plancher. Son portefeuille s’était échappé du vêtement et gisait sous la table. Il était ouvert à moitié et la photographie d’Héléna apparaissait. Une image qui datait de leurs fiançailles ! Quelques années plus tôt, Henrico était venu livrer du matériel agricole pour le compte d’une maison américaine dont son père était concessionnaire… Pendant plusieurs jours, il avait habité la plantation afin d’apprendre le fonctionnement des engins aux ouvriers indigènes. La beauté d’Héléna l’avait frappé et, une fois parti, ne pouvant l’oublier, il lui avait écrit de longues lettres maladroites et passionnées. L’idylle avait été épistolaire pendant plusieurs mois. Il se rappelait ses tourments lorsque, le soir, dans sa chambre de jeune homme, il entreprenait une missive. Il avait à portée de la main un dictionnaire auquel il faisait appel à chaque phrase et il lui arrivait de téléphoner à des amis pour leur lire des paragraphes entiers et leur demander si le français en était correct.

Il dégagea complètement la photographie du portefeuille et l’examina attentivement. Il eut l’impression de découvrir un visage absolument inconnu. Jusqu’alors, pour Henrico, l’amour était une chose très simple : je t’aime, tu m’aimes, on se marie et on est heureux.

— Eh bien ! tu arrives, oui ? grommela son beau-père.

Le soleil devenait tout rouge et semblait se diluer dans le ciel immense. On eût dit que l’oliveraie proche flambait. La terre aussi était rouge, d’un beau rouge tirant sur l’indigo et qui étincelait.

Henrico tenait sa veste sous son bras gauche et brandissait la photographie d’Héléna de sa main droite. Angelo lâcha la porte à va-et-vient qui lui battit les fesses.

— Il me semble que ce n’est plus elle, murmura Henrico en lui mettant l’image sous le nez.

Angelo considéra la photographie de sa fille. Il s’agissait d’une photo d’identité que sa femme avait fait agrandir parce que le cliché était bon.

— C’est bien elle, assura-t-il.

Il fixait la tempe d’Héléna. Il essayait de se faire une idée approximative du destin, de prendre notion du temps, non pas du temps journalier dont les horlogers font leur affaire, mais d’un temps plus vaste, quasi sidéral. Un temps à la mesure de l’éternité dans laquelle s’inscrivent les aventures humaines.

Est-ce que, au moment ou l’on avait réalisé cette épreuve photographique, il était prévu qu’une balle ravagerait cette tempe où moussaient des cheveux fous ?

— Regarde. Clémentine !

Henrico montra la photo à sa jeune belle-sœur. Clémentine ne fut pas émue. Pour elle, sa sœur, c’était autre chose qu’une image sur un carton glacé.