Un âne se mit à braire, tout proche. Son cri ridicule ressemblait à une plainte immense, interminable, qui remplissait tout le couchant.
— Pourquoi ne dites-vous pas la vérité ? demanda Elisabeth.
— Qu’est-ce que ça signifie, la vérité ? riposta Sauvage.
Il boutonna sa chemise malmenée par Henrico et rentra un pan qui sortait de son pantalon. Il avait la bouche sèche et un grand chavirement dans le crâne. Il s’approcha de la table, montra une tasse de thé pleine et murmura :
— Je peux ?
Elisabeth fit « oui » de la tête. Il prit la tasse à l’envers, l’anse tournée vers l’extérieur, et but son contenu d’un trait.
— C’est vous qui avez tué ma fille, monsieur Sauvage !
— Non, madame !
— Vous êtes venu ici le jour du drame.
— Non, madame !
— A quel endroit vous êtes-vous arrêté pour peindre ?
— Derrière l’oliveraie.
— Et vous avez peint quoi ?
— Le panorama. Héléna m’avait montré cet endroit un jour. Du haut de la colline, on voit la mer. Elle apparaît à travers deux vallonnements. Il y a le vert sombre des oliviers, la terre rouge, et puis la mer pareille à un morceau de ciel planté dans le sol…
— Je sais… Vous avez travaillé longtemps ?
— Plusieurs heures.
— Et vous n’êtes pas venu jusqu’à la maison ?
— Non.
— Pourtant, nous n’y étions pas. Héléna a dû vous téléphoner pour vous l’annoncer, puisque c’était son habitude ?
— Elle ne l’a pas fait ce jour-là.
— Pourquoi, selon vous ?
— Peut-être n’avait-elle pas envie de me voir ! Le paysage que vous avez brossé doit se trouver dans votre atelier, je suppose ?
Sauvage baissa la tête.
— Il n’y est plus. Je l’ai détruit.
— Il ne vous satisfaisait pas ?
— Non. Je ne le sentais pas… Et je ne garde pas les toiles de moi que je n’aime pas… ou qui ne m’aiment pas.
— Vous êtes au courant, pour le revolver ? demanda Elisabeth après l’avoir longuement dévisagé.
— Au courant de quoi ?
— C’est celui de mon mari.
— Je l’ai en effet entendu dire.
— Il se trouvait dans un tiroir secret du secrétaire de notre chambre… Et seuls, les membres de la famille connaissaient la cachette.
— Alors, c’est Héléna qui aura pris l’arme !
— Pourtant, elle n’a pu se suicider. Vous voudriez savoir ce que je pense. monsieur Sauvage ?
— Dites toujours, madame.
— Je pense que vous aimiez ma fille !
— Aimer me paraît faible, tout à coup, soupira François. C’est un mot qui a trop servi.
— Seulement, elle, elle ne vous aimait pas ! Elle n’avait que de l’amitié pour vous…
Il s’abstint de répondre. Le living sombrait dans une obscurité veloutée que brassaient mollement les ailes blafardes du grand ventilateur.
— Vous ne me répondez pas ! insista Elisabeth.
— Que vous répondrais-je, alors que vous exprimez une hypothèse ?
— Vous pourriez au moins me dire si elle vous paraît valable.
— A moi, non, mais vue de l’extérieur, elle se tient parfaitement !
— Vous croyez qu’elle vous aimait ?
Il mit ses deux mains en coquille devant son visage blessé. Il resta ainsi un long moment, abîmé dans le noir. Il revivait un instant de sa vie.
— Elle m’a aimé, affirma-t-il sourdement Elle m’a aimé pendant une seconde au moins…
— Que voulez-vous dire ?
— Ce que j’ai vécu avec Héléna n’appartient plus qu’à moi, madame ! Cette seconde à laquelle je fais allusion, c’est le seul bien qui me soit cher, alors je le garde !
Elle ressentit le découragement qu’avait éprouvé Angelo un instant plus tôt.
— Je vais tout de même continuer jusqu’au bout mon hypothèse.
— Je vous en prie !
— Pour une raison qui m’échappe encore, Héléna est allée chercher le revolver dans notre chambre.
— Pour se protéger de moi ?
— Qui sait ?
Il recula de deux pas et écarta légèrement les bras de son corps. Il ressemblait à un mime exprimant la faiblesse.
— Regardez-moi, madame. Ai-je l’air d’un homme qu’on reçoit avec un revolver ?
Dans son for intérieur, Elisabeth dut convenir que non. Une grande douceur et pas mal de poésie se dégageaient de cet homme. Il semblait infiniment fragile, sans pourtant être pitoyable. On devinait, à le regarder attentivement, l’énergie qui l’habitait. Sauvage était gracieux de silhouette et assez beau de visage, mais son regard primait tout. Il enjôlait par sa tendresse et intimidait par son intelligence.
Elle croisa ses bras sur sa poitrine. Il fallait qu’elle termine son raisonnement. Elle n’y croyait plus, mais s’obstinait à poursuivre parce que c’était dans le tempérament d’Elisabeth d’aller au bout de ses entreprises.
— Peut-être cherchiez-vous à abuser d’elle ?
Il eut une réponse qui la fit tressaillir :
— Vous savez bien que non !
Les bras de Sauvage retombèrent. Quand il avait les bras ballants, sa silhouette restait élégante, aisée. Il n’avait jamais cette attitude empêtrée d’Henrico qui, lui, charriait ses poings comme un ânon coltine deux sacs sur son dos.
— … Elle a voulu vous menacer…
Elisabeth s’interrompit. Ses mains nerveuses pétrissaient les replis de son corsage noir.
— Et peut-être s’agissait-il d’un jeu, après tout ! Tenez, je vous tends la perche, monsieur Sauvage. Disons qu’Héléna et vous chahutiez avec un revolver. Le coup est parti. Hein ? Dites ! implora-t-elle. C’est cela : un jeu idiot ! Rien qu’un jeu… Le coup est parti ! Ensuite, vous avez perdu la tête et essuyé l’arme.
Il eut un étrange et désarmant sourire.
— Non, madame ! Vous vous trompez.
Elle décroisa ses bras et marcha sur François, les mains en avant, comme un aveugle se déplace dans un lieu inconnu.
— Vous n’allez pas me laisser mourir de doute ! Vous ne croyez pas que j’ai suffisamment de chagrin comme cela ? Répondez ! Ma fille est morte ! On vient de la descendre dans un trou ! Je veux savoir ce qui lui est arrivé ! Il me faut la vérité, pour la paix de mon cœur et pour le repos de son âme ! La vérité ! Je veux la vérité ! Je veux la vérité !
Elle lui martelait les épaules à coups redoublés. Il subissait cette dérisoire attaque, la tête inclinée dans la posture d’un coupable repentant.
— La vérité ! La vérité ! criait-elle de plus en plus fort.
CHAPITRE IV
Angelo et son gendre entrèrent, alertés par les glapissements d’Elisabeth. Leur irruption la calma. Elle eut honte de s’être laissé emporter par la colère, car elle méprisait ses rares faiblesses.
— Rien de nouveau ? lui demanda son mari.
La voix lente d’Angelo acheva de l’apaiser. Elisabeth essuya son front en sueur. Elle avait du mal à reprendre son souffle.
Enfin, elle secoua la tête.
— Je suis sûre qu’il sait la vérité, dit-elle. Il n’a peut-être pas tué Héléna, mais il sait la vérité !
— Eh bien ! il va la dire, promit Henrico.
Il prit ses beaux-parents aux épaules et les refoula en direction de la véranda.