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— C’est à mon tour, non ?

Angelo approuva :

— Exact, fils, c’est à ton tour !

Il ne fit aucune recommandation. L’instant était venu où les événements se déroulaient tout seuls, sans qu’il puisse les orienter, comme un wagon fou dévale une voie en pente.

Il rejoignit Tonton et Clémentine en tenant sa femme par le bras. Dans leurs vêtements de deuil, ils formaient un couple bizarre qui semblait s’être détaché d’un cortège lugubre.

— Tu les laisses seuls ? protesta Clémentine.

— Je pense qu’il le faut !

— Et s’il n’a rien fait ?

— Il a fait ! affirma Angelo.

— Qu’en sais-tu ? s’indigna la jeune fille.

— Plus j’y réfléchis, plus je dois me rendre à l’évidence : en effet, Héléna ne s’est pas tuée, elle n’a pas pu se tirer une balle dans la tête et essuyer le revolver ensuite. Donc, c’est quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’elle ne redoutait pas !

Clémentine s’adossa à la balustrade de bois. Pourquoi ne se sentait-elle pas solidaire du clan ? Pourquoi ne pouvait-elle s’empêcher de plaindre François Sauvage ?

L’âne faisait toujours entendre sa grande lamentation loufoque. Au loin, des confins enflammés, d’autres aliborons lui répondaient. Le triste concert avait quelque chose de désespéré, de désespérant, d’infiniment morne. Elle frissonna. Elle pensait à des villes européennes qu’elle n’avait fait que traverser au cours de vacances, mais dont le charme rassurant demeurait fiché dans sa mémoire. Elle se rappelait Rome à la même heure, si noble, si calme, où il faisait bon vivre. Là-bas, la nuit n’était pas une menace mais une confuse promesse. Elle se rappelait Nice, avec la baie des Anges bordée de pointillés lumineux… Et Paris, infini. Paris, multiple. Paris, généreux… Ici, le crépuscule était magnifique comme un Van Gogh, mais il ressemblait à un final d’opéra. On sentait qu’après lui un noir rideau tomberait et qu’une indéfinissable angoisse rôderait sur la campagne.

— Pourquoi dis-tu qu’Héléna ne redoutait pas ce quelqu’un alors qu’elle avait le revolver, objecta-t-elle.

— Parce qu’elle ne paraissait pas avoir eu peur. Tu te souviens de sa position sur le canapé ?

— Oui, renchérit la mère, on aurait dit que la mort l’avait surprise en plein bonheur.

Sa propre réflexion la fit tressaillir. En plein bonheur !… C’est vrai qu’Héléna n’avait jamais l’air heureux. C’est vrai qu’un voile de tristesse flottait sans cesse devant ses yeux et qu’elle parlait toujours comme une convalescente.

— C’est ce mystère que j’aimerais bien éclaircir, chuchota-t-elle. Pas seulement pour savoir qui l’a assassinée, mais surtout dans quelles conditions elle est morte. Sauvage le sait, lui. C’est un monstre de ne pas parler.

Angelo s’approcha du grillage pour regarder à l’intérieur de la pièce. Il ne vit rien que les deux taches claires dans l’ombre du living.

— Henrico le fera parler ! promit-il. Lui, il n’a pas que de la haine, il a, en plus de nous, de la jalousie !

*

Il se produisait un phénomène déconcertant : les deux hommes étaient comme intimidés l’un par l’autre. Leur solitude les déroutait. Henrico, grisé par le pouvoir qu’il venait de s’arroger, ne savait comment l’utiliser. Sa rage fermentait en lui, doucereuse, amicale, presque bienfaisante. Elle lui apportait un instant de détente, lui masquait la triste réalité. Il s’assit sur un coin de la table, dans une posture qui lui était familière. Sauvage se tenait adossé au montant de l’escalier, regardant fixement les clous de cuivre de ses bottes dont les reflets s’éteignaient comme des escarbilles dans un âtre abandonné.

Il savait que la violence de son vis-à-vis n’était qu’endormie et qu’elle allait se réveiller. Il savait qu’elle serait terrible, que toute sa chair la subirait, qu’il en mourrait peut-être, mais il n’éprouvait plus la moindre crainte. Il venait de guérir de sa peur.

Henrico respirait fort, par le nez. Le fauve qui vient de traquer sa proie doit ressentir cette oppression voluptueuse.

— Venez ! ordonna-t-il soudain.

Il s’efforçait au calme et ne tutoyait plus le peintre. Il lui désigna l’escalier.

— On monte !

Sauvage gravit les marches couvertes d’une moquette élimée. Les tringles de cuivre fixant cette dernière étaient descellées et la moquette coulait dans l’escalier. Parvenu au premier, Henrico précéda François et ouvrit une porte. Il actionna la lumière. Un lustre rococo, à frange de perles, s’éclaira, répandant dans la pièce une lumière verdâtre. La chambre comportait un lit capitonné, une commode Louis XVI garnie de saxes vieillots et deux fauteuils crapauds. Au mur, quelques eaux-fortes achevaient de jaunir dans des cadres d’ébène.

— Notre chambre ! annonça Henrico.

Il poussa Sauvage à l’intérieur de la pièce et demeura appuyé au chambranle de la porte. Il obstruait tout l’encadrement. Une odeur douceâtre flottait dans la chambre. On y avait monté le corps d’Héléna après les constatations et le parfum de la mort avait pris pour très longtemps possession des lieux. Le verre contenant de l’eau bénite et un rameau d’olivier était resté sur le marbre de la commode.

— Notre chambre ! répéta le veuf.

Sauvage lui jeta un regard incertain. Il ne comprenait pas pourquoi l’autre l’avait amené là.

Henrico désigna le lit. Il dit encore, du même ton neutre :

— Notre lit !

François regarda le lit. Il eut beau s’y efforcer, il n’imagina pas Héléna sur cette couche banale. Son Héléna à lui appartenait à un univers si différent !

— C’est là que nous faisions l’amour ! insista Henrico.

Sauvage ne ressentit rien d’autre qu’une obscure pitié pour Henrico. Le pauvre garçon ne savait pas plus être jaloux qu’il ne savait se trouver une position de repos. Sa peine et sa colère ressemblaient à ses grosses mains : elles pendaient le long de son grand corps.

— Si vous saviez ce qu’elle pouvait se foutre de votre peinture à la noix, dans ces moments-là !

Henrico quitta l’encadrement.

— Ça vous fait rire ?

— Je ris ? s’étonna Sauvage.

Son tourmenteur le fil pirouetter afin de le placer face à une glace.

— C’est vrai, reconnut le peintre, je souris.

— Il va falloir me dire pourquoi ! déclara Henrico.

Jamais il ne s’était senti autant bafoué par le petit homme.

— A cause de vous, je pense, dit Sauvage. Qu’espériez-vous donc en me montrant votre chambre, hein ? Que j’éclaterais en sanglots ? Que je mourrais d’une jalousie rétrospective ? Comme vous êtes simple !

Il marcha à la tête du lit et s’accouda au montant tendu de satin bleu.

— Bon. Voici donc le lit dans lequel vous faisiez l’amour à votre femme. Et alors ?

Henrico s’ébroua. Il se trouvait en pleine déroute. Il regarda son interlocuteur pour vérifier s’il ne s’agissait pas d’une bravade, mais la tranquillité un peu sévère de Sauvage dissipa le doute.

— Elle m’aimait ! dit Henrico. Nous deux, c’était une vraie passion.

Le sourire revint sur les lèvres de François.

— Vous ne me croyez pas ?

— Non ! laissa tomber le peintre.

— Pourquoi ? aboya Henrico.

— Parce que je ne vous crois ni capable d’éprouver une passion ni surtout capable d’en provoquer une !

— Je vous tuerai ! décida le gendre de Tziflakos.