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— Je sais ! C’est une réaction logique venant de vous ! Et je vais vous apprendre une chose, monsieur le mari d’Héléna : vous ne me tuerez pas parce que vous croyez que j’ai assassiné votre femme, mais parce que vous sentez que j’ai été aimé d’elle !

« Vous n’êtes pas un justicier, mais un jaloux ! Un jaloux sanguin ! Un jaloux bête ! »

Henrico fonça et lui lança son pied dans le ventre ! Sauvage poussa un cri rauque et s’effondra sur le tapis, plié en deux par la douleur. Il s’agitait en chien de fusil, luttant désespérément contre l’asphyxie. Henrico s’assit sur le lit et, les mains croisées entre ses jambes écartées, regarda se tordre sa victime. La souffrance du peintre ne calmait pas la sienne. Elles demeuraient étrangères l’une à l’autre. Sauvage finit par se détendre et resta allongé sur le flanc, les yeux fermés, les lèvres décolorées, cherchant à contenir une violente nausée. Du temps passa et il rouvrit les yeux.

— Vous l’avez bien cherché, dit Henrico.

D’un battement de cils, François admit la chose.

Henrico se laissa tomber à genoux près de lui et s’assit sur ses talons.

— Dites, reprit-il, si vous me racontiez, ce serait tellement mieux, non ?

— Vous raconter quoi ?

— Elle et vous…

Sauvage referma les yeux, non plus pour emprisonner sa douleur, mais pour cacher son infinie tristesse.

— Excusez-moi, mais vous ne comprendriez pas !

— Parce que je suis un imbécile ? grogna Henrico.

— Parce que vous êtes le mari.

Henrico s’effondra sur le lit et se mit à sangloter en pétrissant la courtepointe. Il pleurait comme un gamin. François se remit debout avec dans tout le ventre un mal vorace. Il s’efforçait cependant de passer outre, de l’oublier, sachant que le calvaire ne faisait que commencer et qu’il allait lui falloir encore beaucoup de courage pour endurer la suite. Pour le moment, le bourreau pleurait, mais il pleurait sur son propre sort et n’avait pitié que de son malheur à lui !

Le peintre attendit, le dos plaqué au mur, ses fines mains nouées serrées sur son ventre en feu. Henrico cessa de sangloter. Sa figure écarlate avait l’air d’avoir bouilli. Ses yeux injectés de sang lui sortaient des orbites.

Il se releva, torcha ses pleurs en deux coups de patte et fourra ses mains dans les poches de son pantalon, comme pour se débarrasser d’elles.

— Ecoute, fit-il sourdement, reprenant le tutoiement en croyant qu’il marquait le mépris. Ecoute, il ne faut pas t’occuper de ce que je peux comprendre ou non. Dis la vérité sans t’inquiéter du reste, ça va ?

Comme François ne répondait pas, il lui administra un coup de genou entre les jambes.

— Maintenant, c’est fini les mascarades, Sauvage. Je te pose des questions et tu y réponds. Si tu n’y réponds pas, je cogne. Je peux t’arracher la viande des os, tu sais ?

— Je sais, répondit François.

Il leva son regard jusqu’au lustre d’opaline verte. Avec sa frange de perles blanches et rouges, il avait quelque chose d’infiniment douillet et rassurant.

— Ça vient, oui ?

— Je n’ai rien à vous dire.

Henrico sentit un curieux affolement dans tous ses muscles. Il pouvait massacrer François, seulement c’était trop facile. Il manquait de moyens pour le convaincre.

— Pour te prouver que je peux comprendre, je vais, moi, te parler de nous deux… Nous deux…

Il s’étrangla en répétant les deux mots, fit la grimace de quelqu’un avalant de travers et se mit à haleter. Le chagrin revenait, telle une noire et inexorable marée. Il ne pouvait le fuir. La grosse vague du désespoir montait à l’assaut de son énergie et de sa haine. Il en fut inondé. La crise dura plusieurs minutes. Henrico ne voulait plus donner à son rival le spectacle de ses sanglots. Il se contenait à bloc, faisant grincer ses dents de fauve.

Lorsqu’il put contrôler ce déferlement, il gagna la salle de bains, ouvrit en grand le robinet du lavabo et mit sa grosse nuque sous le jet froid. François l’attendit dans la chambre. Il regardait un poisson d’argent porte-épingles posé sur la commode et trouvait cet objet bête et disgracieux.

— Ça va mieux, assura Henrico, comme pour rassurer.

Ses cheveux bruns étaient collés et l’eau dégoulinait sur sa chemise.

Il sourit.

— Je te disais. Héléna et moi, ça existait. Si je t’ai montré notre lit. c’est pour que tu le comprennes bien. Quand je l’aimais, elle participait, crois-moi. Et même, elle aimait que je l’aime !

Il regarda le lit, cherchant sur l’écran blanc de la courtepointe quelque reflet de leurs délices disparues.

— Et puis, poursuivit-il, il ne faut pas croire que je suis une brute ! Il n’y a pas plus tendre que moi. Je l’aimais tellement que les caresses les plus douces me devenaient faciles. Je trouvais des mots. Je ne me rappelle plus, mais ils étaient jolis. Des mots qui viennent comme ça, quand on aime, quand on est dingue d’amour… Intellectuellement aussi. Qu’est-ce que tu crois, hein ? Que je suis ignare ? Quand il y avait des tournées théâtrales, je l’emmenais. On s’habillait. Tu te figures que ça ne me va pas, le bleu croisé, dis, Sauvage ? Après le spectacle, on allait souper au champagne, à la Puerta del Sol ou ailleurs. Tu veux que je te dise ce que c’était, pour moi, le grand moment de la soirée ? Notre retour ! Je roulais lentement. D’une main… De l’autre, je lui caressais la cuisse, doucement. La lumière du poste de radio, toute petite… Je regardais… Quand je retirais ma main, vite, elle rabaissait sa jupe.

— Toutes les femmes ! murmura François.

— Hein ?

— Toutes les femmes rabaissent leur jupe après une caresse.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que c’est vrai. Et c’est cela qui nous enchante : leur pudeur après l’impudeur de nos gestes.

Ils se turent. Henrico promenait sa main dans la toison de sa poitrine à travers l’échancrure de la chemise.

— Tu entends le bruit que ça fait ? demanda-t-il.

Les rudes poils caressés produisaient un léger pétillement de paille enflammée.

— Tu entends ? Elle aimait faire ça. Le dimanche matin, tiens… Je dormais encore. Elle me réveillait comme ça. Elle regardait le plafond et sa main se baladait sur ma poitrine, les doigts écartés, toujours, comme un râteau…

— Elle regardait le plafond ? demanda Sauvage.

— Oui.

Henrico se rembrunit instinctivement, alerté par la question. Il attendit la suite, mais ça ne vint pas. Alors il reprit.

— Elle regardait toujours le plafond. Quand je lui en demandais la raison, elle me répondait qu’elle y voyait des choses…

— Elle les voyait ! assura le peintre.

— Quelles choses, à ton avis ? Elle n’a jamais voulu me répondre.

— Elle ne pouvait pas vous répondre. Les choses en question, on les regarde avec son âme, pas avec ses yeux.

— De quoi parliez-vous quand vous étiez ensemble ? questionna Henrico à brûle-pourpoint.

— On m’a déjà demandé. J’ai répondu : de tout ! De ses timbres, de ma peinture, de la vie !

— C’est vague !

— Ça finissait par prendre un sens, pourtant !

— Tu lui disais que tu l’aimais ?

— Oui, souvent !

Henrico dégagea sa main de sa chemise, mais il n’alla pas au bout de sa brutalité.

— Oh ! cognez si ça peut vous soulager ! soupira Sauvage.

Le veuf secoua la tête.

— Pas encore ! Parle !