— Ç’a été un réflexe, fit la jeune fille en baissant la tête.
— Tu n’as pas répondu à ma question, il y a un instant, Clémentine !
— Quelle question, père ?
— Le suicide te paraissait donc improbable ?
— Je ne sais plus !
— Et tu pensais que l’un de nous pouvait avoir tué ta sœur ?
— Je ne sais pas. Je n’avais plus ma tête à moi.
Il n’en tirerait rien de plus. Angelo se sentit infiniment las. Ce combatif, ce lutteur obstiné s’apercevait avec effarement que la vie n’a pas de sens précis, qu’elle coule comme une eau au hasard de la pente et que les collectivités ne sont faites que de solitudes agglomérées.
Mais Henrico secoua farouchement la tête.
— Jamais de la vie ! Qu’est-ce que ça change, que cette idiote ait essuyé le revolver ? La police a prouvé qu’Héléna n’avait pas pu se tirer elle-même une balle dans la tête. Alors ?
— Héléna était ambidextre, laissa tomber Elisabeth, laquelle avait suivi toute la scène adossée au lavabo.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Henrico.
— Qu’elle se servait également de l’une ou de l’autre main, rappelle-toi.
— Eh bien ?
— De plus, elle dormait sur le côté droit.
— Eh bien ? répéta Henrico.
Un sombre désespoir le gagnait. Il voyait s’effriter sa vengeance. Elle lui échappait, et sa jalousie exacerbée n’admettait pas une telle faillite.
— Supposons qu’elle se soit suicidée. Elle se serait allongée sur le canapé, dans une position familière, comme pour s’endormir… De sa main gauche, elle aurait pris le revolver. C’est un gros revolver qui vous saute dans les doigts quand on presse la détente. Un expert en balistique peut-il vraiment répondre de la trajectoire de la balle ? Sans compter que les experts d’ici…
— Ce qui revient à dire que tu penches pour le suicide, Elisabeth ? demanda Angelo.
Elle s’approcha lentement du supplicié et plongea longuement son regard dans celui de Sauvage.
— Je me le demande ! articula-t-elle enfin.
— Pas moi ! coupa Henrico. Je sais que c’est lui, un point c’est tout.
— Tu aurais mieux fait de laisser agir l’inspecteur, Henrico, regretta Tziflakos. Prête-moi ton couteau.
Son gendre lui tendit l’objet réclamé. Angelo pressa le cran et la lame s’ouvrit. Il trancha alors le cordon servant de suspente. Sauvage fléchit sur ses jambes et dut prendre appui sur Angelo pour ne pas s’écrouler. Tziflakos l’empoigna par le bras et l’aida à enjamber la baignoire. Henrico renonça. Il en voulait à la terre entière.
— Vous pouvez marcher ? demanda Angelo au peintre.
— Je pense…
Sauvage tremblait encore. Son sang frappait ses tempes et bouillonnait dans l’enflure de la pommette. Il était soûl de coups et sa peau ébouillantée lui paraissait se rétrécir et éclater.
Tonton continuait ses appels. Il essayait de dégager son fauteuil, mais les roues motrices demeuraient bloquées dans l’enrouloir de la porte à cylindre.
— Ne gueule pas si fort, bon Dieu ! Tu n’es pas perdu ! s’emporta Angelo qui arrivait à son secours.
— Il a avoué ? demanda l’infirme.
— Non. Mais Clémentine prétend avoir essuyé l’arme.
— Elle ne dit pas ça pour sauver la mise à Sauvage ?
— Pourquoi lui sauverait-elle la mise ?
— Oui, évidemment, murmura Tonton.
L’un poussant l’autre, les deux frères retournèrent dans la pièce principale. Clémentine et sa mère s’y trouvaient avec Sauvage. Henrico était resté au premier. Il gisait sur son lit et, les mains nouées sous la nuque, cherchait dans les fissures du plafond les visions mystérieuses qu’Héléna savait y découvrir.
— Vous en avez terminé avec moi ? demanda le peintre à qui personne n’osait adresser la parole.
Angelo fit un signe d’acquiescement.
— Je n’aime pas le rôle que vous avez joué dans cette affaire, monsieur Sauvage, lui dit-il. Et je tiens à ce que vous sachiez que rien n’est éclairci vraiment à mes yeux.
— Je suis relâché au bénéfice du doute ? remarqua François.
Dès demain, mon gendre ira avouer son faux témoignage à l’inspecteur, et la police continuera son travail.
Elisabeth intervint.
— Qui va le raccompagner ?
— C’est inutile, je rentrerai chez moi à pied.
— Ce n’est pas à côté ! fit Tonton.
— La fraîcheur de la nuit me fera du bien. J’ai besoin de récupérer un peu.
Il toucha son front couvert de cloques.
— Vous n’avez plus besoin de moi ? demanda-t-il sans chercher à atténuer la monstrueuse ironie de cette question.
— Plus pour l’instant, répondit Angelo. Si vraiment vous n’êtes pour rien dans la mort d’Héléna, je vous présente mes excuses.
— Je peux lui parler seule à seul ? demanda impulsivement Clémentine.
— Je pense que tu as assez fait d’imbécillités comme ça, déclara son père. Qu’as-tu à lui dire ?
— Je veux lui parler seule à seul, s’obstina l’adolescente.
— Pour lui demander à ton tour s’il a ou non tué Héléna ?
— Non, j’ai quelque chose à lui dire…
— Quelque chose que tu refuses de nous dire à nous ?
— Oui.
Jusqu’alors, Angelo avait jugé les femmes sur la sienne dont la vie conjugale s’était déroulée calme et droite.
— Tu ne dois rien lui dire que tu ne puisses me dire. Cet homme a fait suffisamment de mal dans cette maison ! Allez-vous-en, monsieur Sauvage !
François poussa la porte. Des phalènes titubants pénétrèrent dans le living.
Clémentine courut à son père.
— Juste un instant, père, je te le demande !
— Qu’elle y aille ! s’impatienta Elisabeth.
Sans attendre l’assentiment de son père, Clémentine bondit sur les talons de François Sauvage.
— Cette gamine m’inquiète, soupira Angelo. Comme c’est curieux…
Il chercha autour de lui les ombres d’un passé proche, mais a jamais disparu.
— Je croyais que tout allait bien, que tout le monde était à peu près heureux… Et puis, vous voyez…
Clémentine sauta le perron d’un bond de chevrette. En l’entendant, François, qui atteignait le centre de l’esplanade, s’arrêta.
— Ils vous ont tout de même donné la permission ? remarqua-t-il.
Elle opina et se remit à marcher à petits pas. Le peintre fit de même. Ils gagnèrent la route en silence. Leurs deux ombres s’étiraient au clair de lune.
— Il vous a fait très mal, n’est-ce pas, chuchota-t-elle quand ils furent à l’ombre des cyprès au garde-à-vous le long du chemin.
— Ça n’a pas d’importance. La souffrance physique distrait de la souffrance morale. Vous savez, poursuivit-il, je comprends ses réactions. Il ne pouvait pas agir autrement avec son tempérament.
Elle continua de marcher. Il lui toucha le bras.
— C’est vraiment vous qui avez essuyé le revolver ?
Clémentine tourna la tête vers lui. La lumière de la lune enrichissait son tendre visage, lui donnait plus de douceur, plus de velouté.
— C’est vraiment moi, oui.
— Ah ! fit-il. J’ai cru que vous disiez cela pour me sauver.
Clémentine s’arrêta et se planta devant lui. Jusqu’alors, elle ne savait comment s’y prendre pour lui révéler la chose, mais Sauvage venait de lui préparer le terrain.