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— Je n’ai pas dit que j’avais essuyé le revolver pour vous sauver… J’ai essuyé le revolver pour vous sauver !

Il ne parut pas sensible au distinguo. Peut-être le délabrement physique où l’avaient mis les sévices d’Henrico diminuait-il ses facultés ?

Il palpa lentement les boursouflures de sa peau, prenant un morose plaisir à sentir la mollesse des poches d’eau au bout de ses doigts.

— Je ne comprends pas, avoua-t-il enfin.

Elle s’expliqua :

— Le jour de la mort de ma sœur, j’étais allée à ma leçon de violon. En rentrant, je suis passée près de chez vous…

— Ah ! oui, et alors ?

— Il y avait de la musique sur votre terrasse. Votre électrophone jouait le même disque que le nôtre… Cet air grec dont Héléna raffolait, vous savez ?

Il opina et se mit à fredonner du nez, laborieusement, la musique dont elle parlait.

— Oui, fit Clémentine, cela… Vous vous teniez debout contre un pilier et vous pleuriez. Je me suis arrêtée pour vous regarder. J’avais envie d’aller à vous pour vous demander ce qui se passait, mais je n’ai pas osé. Un homme qui pleure, que peut-on lui dire ? Je suis repartie en me disant que vous vous étiez peut-être disputé avec ma sœur. En arrivant à la maison, je l’ai vue morte. Elle semblait dormir et faire un rêve merveilleux. J’ai aussitôt pensé que vous l’aviez tuée…

Il cessa de tripoter ses plaies. Cette gamine le surprenait au même titre qu’elle avait surpris son père quelques minutes auparavant.

— Pourquoi ?

— Peut-être à cause du disque et de vos larmes. A cause aussi de son expression radieuse… Toujours est-il que ça s’est imposé à moi. Voilà pourquoi j’ai essuyé le revolver…

— Expliquez-moi.

Clémentine joua du pied avec une pierre blanche du chemin. Elle l’envoya dans l’ombre ou la pierre s’engloutit.

— Compliqué ! Je me suis dit que vos empreintes se trouvaient encore sur l’arme parce que, si j’admettais que vous ayez pu tuer ma sœur, je vous voyais mal, par contre, prendre des précautions ensuite pour effacer les traces de votre geste.

— Si vous pensiez que je l’avais tuée, pourquoi vouliez-vous me protéger ?

— Pas vous exactement ! C’est l’amour qu’elle vous portait peut-être, votre secret à tous deux, que j’ai voulu sauver. Vous comprenez ?

— Vous êtes une fille extraordinaire.

— Non, une femme !

— C’est vrai, renchérit Sauvage, une femme ! Merci pour votre geste, l’intention était noble.

Il mit une main sur l’épaule de son interlocutrice.

— Et maintenant, vous me croyez toujours coupable ?

Clémentine sonda le pauvre visage malmené et se perdit dans les yeux nostalgiques de François. Le peintre possédait un regard plein de détresse et d’amour des autres.

— Non, fit-elle. Plus ! Si vous étiez coupable, vous l’auriez dit. Vous n’êtes pas le genre d’homme à nier une chose pareille.

Elle eut un léger hochement de menton et, d’un geste furtif, poussa une mèche de ses longs cheveux derrière son oreille.

— Il faut que vous appeliez le médecin, conseilla-t-elle. Henrico vous a mis dans un drôle d’état !

Puis elle le planta là et rentra à la maison.

*

Elisabeth sortit quelques viandes du réfrigérateur et les apporta dans le living sur une grande planche à découper.

— Il va falloir se nourrir un peu, dit-elle du ton de quelqu’un qui n’a pas faim.

Angelo bourrait une pipe d’écume dont le fourneau représentait une tête de zouave. Il la téta un moment avant de l’allumer. Le graillonnement rappelait celui d’un vieux phonographe à pavillon qui trônait dans le salon jadis et qui devait exister encore, quelque part au grenier. Elisabeth évoqua l’appareil avec sa grosse corolle écarlate. Elle pensa également aux disques nasillards que moulait l’instrument : la Petite Tonkinoise, interprétée par un baryton redondant, et puis Ramona, surtout, dont sa mère raffolait au point que le disque était devenu inaudible à force d’être labouré par l’aiguille.

— Clémentine n’est pas revenue ? s’inquiéta-t-elle.

Tziflakos fit un signe négatif.

— Qu’avait-elle à lui dire, selon toi ? lui demanda son épouse.

— Comment le saurais-je ?

— La voilà ! avertit Tonton.

Le vieillard louchait sur les viandes. Il espérait que quelqu’un se déciderait à manger, car il avait faim, mais il n’osait l’avouer. Il comptait sur Henrico qui n’était pas encore redescendu de sa chambre.

— Tu n’as vraiment rien à me dire, Clémentine ? interrogea Angelo.

Il lâcha un flocon de fumée blanche. Sa fille lui décocha un petit sourire d’excuse.

— Non, papa, je te jure.

— Ne jure pas ! Les femmes ignorent ce que cela signifie.

Une nouvelle bouffée acheva de le dérober pour une seconde aux regards de l’adolescente.

— Et à lui, reprit Tziflakos en montrant la porte, qu’avais-tu à lui dire ?

Elle hésita. Mais les yeux paternels la contraignirent à la soumission.

— Qu’au début, je le croyais coupable, fit-elle, mais que maintenant je croyais à son innocence.

— Et pourquoi crois-tu à son innocence, Clémentine ?

— S’il avait tué Héléna, il l’aurait dit.

— Parce qu’Henrico l’a molesté ?

Elle secoua la tête. Il s’obstinait donc à ne pas comprendre ! Elle croyait son père psychologue, pourtant, pas vraiment intelligent, mais possédant une grande connaissance de l’homme.

— Parce que François Sauvage, même s’il avait tué ma sœur, ne serait pas un assassin, et que seuls les véritables assassins nient leurs crimes. Lui, c’est un artiste, père ! Un artiste, c’est fait pour exprimer ce qui le tourmente, quoi que ce soit qui le tourmente !

Tonton l’approuva d’un énergique acquiescement.

— C’est pas bête, ce qu’elle dit !

Elisabeth se mit à découper des tranches de viande a l’aide d’un solide coutelas dont la lame avait réduit de moitié à force d’être affûtée.

— En effet, ce n’est pas bête, reconnut-elle.

Elle décrivit un arc de cercle et pointa brusquement son couteau en direction du canapé.

— Mais néanmoins, il s’est quand même passé quelque chose ici, non ?

Le pas d’Henrico retentit. Le garçon déboucha au tournant de l’escalier.

— Oui, laissa-t-il tomber, vous avez raison, mère : il s’est pourtant passé quelque chose !

— Voilà quelqu’un ! interrompit sourdement Tonton.

Une silhouette claire apparaissait derrière le grillage. La lumière du living ne l’éclairait que de façon frisante et il était impossible de l’identifier.

— Entrez ! cria Angelo.

Le panneau grillagé s’ouvrit et François Sauvage fit deux pas dans la pièce. Il était blême et titubant.

— Ça ne va pas ? s’exclama l’infirme.

— Je vais vous ramener chez vous en voiture, décida Angelo. Vous voulez prendre un doigt d’alcool avant de partir ?

— Je suis revenu, murmura-t-il… Je voulais vous dire…

Il prit une inspiration profonde, mais saccadée :

— C’est moi qui ai tué Héléna.

L’INSTRUCTION