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CHAPITRE PREMIER

« Ce grand ennemi de l’humain : la perspective plongeante », a écrit Sartre.

Du haut de l’escalier, Henrico trouvait Sauvage pitoyable. Une ridicule silhouette, trop menue, trop gracieuse. Un visage trop fin qui ne supportait pas les coups. Certaines gueules viriles valent d’être endommagées. Les ecchymoses leur confèrent une espèce de noblesse, les rendent encore plus mâles, plus belles ! François Sauvage, avec sa figure sinistrée, avait l’aspect lamentable d’un grouillot tombé d’une échelle.

En entendant son aveu, le premier sentiment d’Henrico fut un sentiment de soulagement, de joie démesurée. Mais, très vite, la haine balaya tout. C’était donc bien ce petit homme malingre, à la mine ahurissante, qui avait assassiné sa femme ! C’était cet être frêle, aux épaules étroites, qui avait plongé la maisonnée dans le malheur ! Ses deux fortes mains se crispèrent sur la rampe de bois. Un instant, il tint les yeux fermés, mais malgré ses paupières baissées, il continuait de voir rouge. Tout ce qui l’environnait prenait une couleur écarlate : les murs, les gens, les objets et, lorsqu’il se remit à fixer le peintre, ce dernier lui parut éclairé de pourpre comme si tous les feux de l’enfer flambaient en lui.

— Oh ! balbutia Clémentine, effondrée, pourquoi ?

Il était clair, au son de sa voix, qu’elle ne lui demandait pas pourquoi il avait tué sa sœur, mais plutôt pourquoi il en faisait l’aveu alors que personne ne lui demandait plus rien.

— Petit fumier, va ! s’étrangla Tonton.

Elisabeth acheva de détacher du rôti froid la tranche de viande qu’elle découpait et planta son couteau dans la planche. Angelo tira quelques bouffées de sa pipe avant de la déposer dans une énorme coquille servant de cendrier.

François Sauvage était resté un bon moment indécis sur la route avant de se mettre à courir vers la maison. Son essoufflement se calma. Une légère oppression subsistait cependant, qui hachait encore son débit.

— Pardonnez-moi de ne pas vous l’avoir dit tout de suite, dit-il. J’estimais que c’était un secret qui me liait à Héléna. Seulement…

Il secoua tristement la tête.

— … C’est le genre de secret qu’on n’a pas le droit de garder. Je viens de le comprendre.

Il montra Clémentine.

— Clémentine me l’a fait comprendre sans le vouloir. Alors, voilà…

Il prit une chaise, s’y laissa tomber, épuisé, et ajouta :

— Faites ce que vous voudrez !

Henrico descendit l’escalier à toute allure, et cela fit un roulement en cascade, comme si on venait de vider un sac de pommes de terre depuis le premier. Une fois en bas, il se campa solidement sur ses jambes, les poings aux hanches, dans une attitude de conquistador pour western.

— Qu’est-ce que je vous disais ? lança-t-il à ses beaux-parents.

— Tu n’étais pas seul à le dire ! déclara Elisabeth.

De tous les assistants, elle était la plus calme !

Elle s’approcha de la chaise où venait de s’asseoir François. Le peintre se tenait incliné en avant, les bras croisés sur les genoux. Il sentait le sang marteler ses plaies à grandes lancées féroces.

L’épouse de Tziflakos s’accouda au dossier du siège.

— Ainsi, vous avez assassiné ma fille, monsieur Sauvage ?

Il releva la tête pour affronter Elisabeth.

— Non, madame. Assassiner signifie tuer avec préméditation, par surprise. Je l’ai seulement tuée…

— Seulement tuée, dit Angelo d’une voix lente.

Il se leva et vint rejoindre sa femme près de Sauvage. Sa large main s’ouvrit, s’éloigna de son corps, puis, brutalement, s’abattit sur la nuque du peintre.

— Tenez, pour le cours de grammaire ! fit-il.

Sauvage ne tomba pas, mais il se mit à pendre entre ses jambes ouvertes tandis que ses deux bras ballaient de part et d’autre de la chaise.

— J’espère que vous ne l’avez pas tué ! protesta Henrico. C’est à moi de me charger de ça !

Clémentine eut pour son beau-frère un regard confondu. Tuer François Sauvage ! Jusqu’ici, elle n’avait pas imaginé pareille éventualité. Elle connaissait bien Henrico. C’était un grand costaud gueulard. Des images de lui défilaient dans son souvenir. Elle le revoyait, chaussé de grandes bottes qui le faisaient ressembler à l’ogre de Perrault, s’engageant dans un marécage pour aller sauver un mouton égaré qui s’engloutissait dans la fange en poussant des cris presque humains… Une autre fois, il avait pris dans ses bras un ouvrier indigène qui venait de se faire trancher le pied par une faucheuse et il l’avait porté en courant jusqu’à la voiture pour le conduire a l’hôpital… Un batailleur, Henrico, non un tueur ! Un mauvais caractère, mais un cœur d’or ! Des avant-bras d’équarrisseur, mais une âme d’enfant. Pourtant, il allait appliquer la loi du talion, tuer celui qui avait tué sa femme. Se venger !

Pour l’instant, il ne se pressait pas et regardait Sauvage, avec un rien de sollicitude, émerger de son nouvel étourdissement. Il alla même au placard où l’on rangeait les liqueurs et versa une rasade de fine dans un verre.

— Buvez !

Le peintre tâtonna avant de saisir le verre qu’il voyait en plusieurs exemplaires. Il but d’un trait.

— Vous vous sentez mieux ? demanda Henrico.

Une fois de plus, il abandonnait le tutoiement. Il tenait à prendre son temps. Il avait la nuit, la vie devant lui pour venger Héléna. Plus ce serait long, plus ce serait apaisant.

— Oui, cela va mieux, répondit Sauvage.

Clémentine tourna la tête vers son père et fut effrayée de lui voir les yeux injectés de sang. Elle crut qu’il allait prendre une attaque et tomber à leurs pieds, foudroyé par un excès de colère.

— Papa ! appela-t-elle.

Angelo parut ne pas entendre. Une légère grimace lui retroussait la lèvre supérieure et il clignait rapidement des paupières comme pour fuir un éblouissement.

Clémentine intervint.

— Ecoutez ! dit-elle. Il faut appeler la police ! Maintenant qu’il a avoué, c’est la police qui doit se charger de lui !

On ne lui répondit pas. Elle courut au vieux téléphone mural et décrocha. Son père la rejoignit en trois enjambées, lui arracha le combiné qu’il replaça sur sa fourche et la gifla.

— C’est moi qui commande ici ! déclara Tziflakos.

Il l’abandonna pour aller se planter devant son gendre.

— Compris ? insista-t-il.

— Qui vous dit le contraire, père ? murmura le garçon, dompté.

— Bon, fit Tziflakos. Je ne voudrais pas qu’on l’oublie en ce moment. C’est moi qui prendrai les initiatives. Toutes les initiatives, sans exception ! Moi seul !

Il désigna la planche à découper garnie de tranches de viande.

— Mettons-nous à table et mangeons.

CHAPITRE II

Ce fut le plus ahurissant, le plus sinistre de tous les repas. Tziflakos coupa le pain et tendit la corbeille à la ronde. Puis il passa la viande, à la pointe du coutelas et chacun saisit avec les doigts la tranche qu’on lui présentait pour la poser sur son pain.

Ils mastiquèrent péniblement, faisant un effort à chaque bouchée pour avaler la nourriture. Sauvage, qui se trouvait légèrement en retrait de la table, contemplait la scène en se disant qu’elle était belle et qu’il eût aimé la peindre. Il se demandait à quoi elle correspondait dans l’esprit de Tziflakos. De toute évidence, personne, sauf l’infirme, n’avait faim. Les obligeait-il à manger tous pour affirmer cette autorité qu’il voulait incontestable ? Parce que manger, justement, en un pareil moment, était l’acte le plus difficile à accomplir ? La famille s’était désintéressée de Sauvage. On ne le regardait pas, on ne le surveillait même pas du coin de l’œil. Il aurait pu s’élancer vers la porte battante et se sauver dans la nuit.