— Ne fais pas la bête ! lui lança Elisabeth.
Il prit conscience de son ridicule et baissa le nez.
— Si vous n’avez pas pris rendez-vous, comment vous êtes-vous revus ? demanda Angelo.
— C’est elle qui m’a téléphoné la semaine suivante. Vous étiez absents tous les trois, ajouta-t-il en désignant tour à tour Elisabeth, Henrico et Angelo. L’oncle avait la grippe. Héléna se trouvait seule avec sa sœur.
— Parce que vous êtes venu ?
— Elle me l’a demandé.
— C’est exact, soupira Clémentine. J’étais là.
Elle devint immédiatement le centre d’intérêt.
— Tout le monde était au courant, alors ? dit Henrico en posant sa tête sur ses deux poings : Tonton, Clémentine… D’ici que j’apprenne que vous aussi, père…
— Tu n’apprendras rien de semblable, mon garçon, certifia Tziflakos.
Puis, à sa fille :
— Comment se fait-il qu’Héléna ait appelé Sauvage ?
— Nous parlions de lui, expliqua Clémentine. Elle me racontait sa peinture. Et puis, brusquement, elle s’est tue. « Et si on lui téléphonait de venir ? » s’est-elle écriée. Elle l’a alors appelé sans attendre ma réponse…
Une période de silence suivit. Henrico venait de marquer le coup. Ce témoignage de sa jeune belle-sœur démantelait ses ultimes espoirs.
— Et alors ? reprit Angelo.
Il attendait une réponse de Sauvage ou de sa fille, laissant aux deux la possibilité de prendre l’initiative.
— Racontez, Clémentine ! implora François.
Comme elle hésitait, il l’encouragea d’un mot :
— Tout !
Elle approuva. Une vague complicité les liait encore.
— Il est venu tout de suite ! Héléna se tenait sur le canapé. Je me trouvais devant la porte, mais il n’a vu qu’elle et il est passé devant moi sans rien me dire. Il a filé droit vers ma sœur. Ils se sont regardés et…
— Attends ! intervint Henrico. Attends…
Il la prit par la main et la conduisit au canapé.
— Qu’est-ce que tu fais ? cria Elisabeth.
— Je veux voir, je veux comprendre, répondit Henrico. Je ne suis qu’une brute, vous savez bien. Les brutes ont besoin qu’on leur montre. Assieds-toi, Clémentine, juste comme était Héléna, et refais ce qu’elle a fait, redis ce qu’elle a dit !
Clémentine prit place sur le canapé.
— A vous, maintenant ! ordonna le veuf à Sauvage en faisant claquer ses doigts.
On eût dit un réalisateur occupé à régler une scène.
— Je vous en prie ! murmura François. Je trouve cela indécent.
— Pas moi ! Obéissez !
— Obéissez ! dit Tziflakos en écho.
Le peintre chercha un secours du côté d’Elisabeth. Cette reconstitution lui était insoutenable, il s’y refusait.
— Obéissez ! fit la mère.
Il se leva mollement et gagna la niche sous l’escalier. Une fois devant Clémentine, il eut l’impression de basculer dans le passé. Elle ressemblait à sa sœur. L’instant qu’il avait vécu alors constituait l’un des sommets de son existence.
— Vous vouliez me voir ? bafouilla-t-il.
— J’ai eu envie de vous présenter à ma sœur.
— Je la connais ! dit Sauvage en se tournant vers la porte.
Il crut voir la Clémentine de ce fameux après-midi, immobile près de la véranda, dans une robe imprimée bleue et blanche.
— Vous lui avez déjà parlé ? récita Clémentine, les yeux fermés.
— Jamais, mais je la vois passer à mobylette près de ma maison.
— Elle se prénomme Clémentine, dit Clémentine.
— C’est un joli nom, et qui lui ressemble.
Des larmes coulaient sur l’aigre visage d’Elisabeth. L’illusion la chavirait. Elle croyait vraiment voir et entendre Héléna.
— Vous avez beaucoup peint, depuis l’autre jour ? poursuivit Clémentine.
— Je n’ai pas touché à ma palette, Héléna.
— Pourquoi ?
— Parce que, depuis l’autre jour, je pense à vous et que je ne puis à la fois peindre et penser à vous !
Il se tut et chercha Henrico. Le garçon écoutait, la bouche entrouverte, comme un élève peu doué mais plein de bonne volonté suit la démonstration du maître.
— Et puis, et puis ? haleta le veuf.
— Laisse-nous, Clémentine, jeta Clémentine au souvenir d’elle-même !
— Et tu les as laissés ? demanda Angelo en retirant sa pipe d’entre ses dents.
Elle parut sortir d’un état second.
— J’ai dit que je montais dans la chambre de Tonton. En réalité, je suis restée sur le palier pour écouter.
— Qu’ont-ils dit ?
— Allez ! Poursuivez ! ordonna Henrico. Toi, Clémentine, continue !
Un peu de bave dégoulinait au coin de sa bouche.
Elle n’avait plus envie de poursuivre ce jeu odieux. Trop de sombre appétit se lisait dans le regard de son beau-frère.
— Elle m’a demandé pourquoi je n’avais pensé qu’à elle durant les jours précédents, enchaîna Sauvage.
« Parce que je vous aime ! » lui ai-je répondu.
— Oh ! merde ! Comme ça, tout de suite ? béa Henrico.
— C’était vrai que je l’aimais !
— Quel sagouin ! gémit Henrico en prenant ses beaux-parents à témoin. Il la connaissait à peine… Et déjà c’était les « je vous aime ». Mais qu’est-ce qu’il a dans la peau, ce type ?
— Ne l’interromps pas, s’emporta Tziflakos. Puisqu’il raconte, écoutons-le.
— Y a tout de même des choses qui font mal aux oreilles !
Il fit un bond vers son rival.
— Tu ne vas pas me dire qu’elle a coupé à tes salades ! Si tu prétends ça, je t’écrase, tu entends, vermine ? Je t’écrase sous mon talon comme une araignée.
— Je ne me rappelle plus ce qu’elle a répondu, fit Sauvage à Clémentine.
— Elle vous a demandé pourquoi vous l’aimiez, souffla la jeune fille.
— Oh ! oui, c’est juste.
— Et alors ? pressa Henrico.
— Je lui ai dit que je n’en savais rien. Que c’est toujours comme ça, l’amour, on ne sait pas comment il vous tombe dessus. Cela commence par une image qui insiste et qu’on ne peut chasser. On a beau tenter de se distraire, l’image est là, plantée dans votre crâne comme un arbre. On se raisonne. On se répète que c’est fou ou impossible, mais plus on lutte, plus l’arbre croît. Jusqu’au moment ou on s’aperçoit que ses racines vous ont totalement envahi. Les philodendrons, vous connaissez ? Un jour, chez moi, une domestique avait brisé le pot de l’un d’eux. Il était très grand, très long, avec des feuilles larges comme des feuilles de chou. La servante a poussé un cri de terreur en voyant le contenu du vase : il ne restait pratiquement plus de terre, il n’y avait qu’un écheveau abominable de racines. A croire qu’il se nourrissait uniquement de lui-même depuis longtemps. L’amour est en nous comme un philodendron dans un pot. Il nous vide de notre substance pour la remplacer par ses racines.
— Ta gueule ! s’emporta Henrico. Il aurait dû se faire curé, il a la langue trop bien pendue ! Et tu lui as sorti toute cette littérature, à Héléna ?
— Je crois.
— Elle a dû se marrer, non ?
— En effet, reconnut Sauvage, elle a ri !
— Tu vois ! Je la connaissais bien, Héléna. Elle avait trop les pieds sur terre pour se laisser chavirer par tes boniments.
Il partit d’un éclat de rire forcé.
— Philodendron ! Ah ! je vous jure… Philodendron ! Il est fou, hein ?