Personne ne répondant à sa question, il se calma.
— Et après, beau merle, quand elle a eu bien ri, quelle sorte de chanson lui as-tu sifflée ?
— Il est reparti, intervint Clémentine.
— Comme ça, tout de suite ?
— Oui ! Il a seulement murmuré : « Excusez-moi », et il s’en est allé lui dire au revoir.
— Et Héléna ?
— Lorsque je suis redescendue, elle était étendue sur le canapé, comme ceci.
Clémentine s’allongea et prit la position qu avait sa sœur morte.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? demanda timidement Henrico.
— Rien, murmura Clémentine. Elle pleurait !
CHAPITRE III
Ce fut François qui réagit. Lui seul se sentit vraiment concerné par la déclaration de la jeune fille. Elle lui apprenait quelque chose qu’il ignorait. Quelque chose d’infiniment important.
— C’est vrai qu’elle pleurait, Clémentine ?
La jeune fille eut un lent hochement de tête Elle revivait l’instant, retrouvait sa surprise, son trouble, son inquiétude devant les larmes de sa sœur. Car Héléna ne pleurait jamais. Cela faisait partie des traditions de la maison. A croire qu’elle ne possédait pas de glandes lacrymales. On disait d’elle : « Elle est sensible, cette petite, mais pour lui arracher une larme ! » Elle avait appris la mort de ses grands-parents et assisté à leurs funérailles les yeux secs. Les rares colères qu’elle avait encourues de son père n’étaient pas davantage parvenues à humecter son regard.
— Depuis l’escalier, récita Clémentine, je lui ai demandé pourquoi François partait si vite, s’il était fâché… Comme Héléna ne répondait pas, je suis descendue et je l’ai trouvée, la tête dans ses mains, qui pleurait. qui pleurait…
— C’est pas vrai ! nia Henrico. C’est pas possible ! Tu mens ! J’ai jamais vu une larme sur la joue de ma femme. Quand elle souffrait, ça se passait tout à l’intérieur, elle n’arrivait pas à chialer !
Comme chaque fois qu’un problème le dépassait, il sollicita le témoignage général.
— Rappelez-vous, lorsqu’elle a perdu, trois mois avant terme, cet enfant qu’on attendait et qu’on voulait tellement ! Pour une femme comme elle, qui souhaitait si fortement être mère, la faiblesse aidant, elle aurait pu s’écrouler, non ? Pas du tout. Du maintien, comme sa mère, fit-il en hommage involontaire à Elisabeth. Pas un pleur, pas un cri. Digne ! Sa mère, je dis… Et encore, M’man, il vous arrive de chialer quand la mesure déborde, la preuve pour la mort d’Héléna. Ç’aurait été Clémentine au lieu d’elle qu’on aurait portée en terre, je parie qu’elle n’aurait pas pleuré. Je dis pas ça pour te peiner, Clémentine, mais tu sais que c’est la verité, tu le sais !
— Oui, dit sincèrement Clémentine. Pourtant, ce jour-là. Héléna pleurait à chaudes larmes.
Angelo fit siffler sa pipe et cela ressembla aux cris des hirondelles, dans le ciel dégagé, lorsque celles-ci se poursuivent comme deux flèches tirées coup sur coup.
— Soit, elle pleurait !
— Non, elle ne pleurait pas ! s’insurgea Henrico. Non, elle ne pleurait pas ! La gamine ment ! Elle cherche à nous faire croire je ne sais quelle fable à propos de ce type ! Je pigerai jamais l’effet qu’il a produit dans cette maison, enfin quoi, mère, vous qui êtes une femme, vous le trouvez beau, touchant ou intéressant ?
— Je ne trouverai jamais beau, touchant ou intéressant l’homme qui a tué ma fille ! répondit Elisabeth.
Tonton rafla discrètement le vin, mais quand il arracha le bouchon avec les dents, cela produisit une petite explosion comique qui lui valut l’attention des assistants. Il garda un court instant la bouteille dans sa main tremblante, puis, s’armant de courage, but au goulot une courte rasade.
— C’est ma gorge qui me pique, s’excusa-t-il.
Il rota sans le faire exprès. Angelo cessa de s’intéresser à lui.
— Vous étiez parti vexé, reprit-il avec la persévérance d’un juge d’instruction, en affrontant de nouveau Sauvage.
— Pas vexé, meurtri.
— Pourquoi ?
— Parce que j’avais lu dans les yeux de votre fille qu’elle ne m’aimait pas, absolument pas, qu’elle n’éprouvait rien d’autre pour moi qu’une certaine sympathie teintée de curiosité.
— Ah ! bon, bêla Henrico, j’aime mieux quand il cause comme ça !
Il eut pour le peintre une bouffée d’une indéfinissable tendresse. Il lui était reconnaissant de son échec auprès d’Héléna, ainsi que de le lui voir admettre publiquement.
— Pourtant, vous n’êtes pas resté sur cette déception ? reprit Angelo.
— Je n’aurais plus donné signe de vie si elle ne m’avait écrit.
— Quand vous a-t-elle écrit ?
— Deux jours plus tard.
— Pour vous dire ?
François fouilla sa poche-revolver et en sortit un mince porte-cartes. Il dégagea d’un des compartiments une lettre pliée en quatre qu’il avait dû souvent lire, car le papier en était mou. Il la tendit a Tziflakos. Elisabeth s’approcha et fit un signe d’acquiescement :
— C’est bien l’écriture d’Héléna, reconnut-elle avant qu’il l’eût dépliée.
Angelo écarta la lettre de lui. Sans ses lunettes, il ne pouvait pas lire. Sa femme lui prit la missive des mains et lut à haute voix :
Cher Van Gogh,
Est-ce qu’il vous arrive de pardonner aux idiotes qui vous font de la peine ?
Vous savez, souvent l’impertinence cache la timidité.
Si vous me pardonnez, mettez un drapeau (celui que vous voudrez) au sommet de votre antenne de télévision (d’ailleurs, ça la rendrait plus gaie, car elle est si haute qu’elle en est sinistre !).
C’était tout.
— Je comprends pourquoi vous avez foutu cet étendard sur votre toit, rugit Henrico. Je me demandais… Un drapeau à croix gammée ! Dans le pays, on parlait d’aller foutre le feu à votre taule et on l’aurait sûrement fait si on ne vous avait pris pour un dingue !
Le peintre eut une légère crispation qui pouvait passer pour un sourire entendu. Depuis si longtemps, il se sentait, il se voulait en marge. Il lui arrivait de parcourir cent kilomètres pour trouver une terrasse inconnue fleurant bon l’anisette. Il s’y lovait littéralement, comme un serpent dans un coin frais, et se perdait dans la contemplation de ses semblables. « Des semblables si peu semblables à lui ! » se disait-il. Des gens préoccupés ou sentencieux, lourds de soucis et de projets et qui ne savaient pas regarder les choses ou bien qui les regardaient sans les voir vraiment !
— C’était donc pour Héléna ! poursuivit Henrico. Ce qu’elle a dû se ficher encore de vous !
Il se tut à cause des yeux qui le fouillaient, qui le fouillaient…
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? demanda-t-il, perdant pied.
— Par moments, je m’étonne qu’Héléna, fût-ce par désœuvrement, ait pu épouser un homme comme vous, dit Sauvage.
— Ah ! oui, gouailla maladroitement le veuf. Espèce de pauvre maniaque, je vais te…
— Silence ! jeta Angelo.
Il lança cet ordre à voix presque basse, puis frappa sa pipe éteinte sur son talon.
— Qu’est-ce que cela a eu comme conséquences, le coup de l’étendard nazi ? interrogea Tziflakos.
— Elle est arrivée le lendemain avec la mobylette de sa sœur. Elle riait aux éclats en frappant à ma porte.