« Enlevez-moi vite ce drapeau, sinon vous allez vous faire lyncher ! m’a-t-elle dit. Dans la région, on ne parle que de ça ! »
— C’est bien elle, bavocha Tonton. Toujours s’inquiéter pour les autres !
— C’est par pitié qu’elle est allée te voir, cabotin ! décréta Henrico, séduit par la remarque du vieillard. Uniquement par pitié. Uni-que-ment !
— C’est probable, convint le peintre qui ne voyait pas la nécessité de harceler ce grand idiot fervent.
— Pas probable, rectifia l’autre. Sûr et certain.
— D’accord.
Henrico saisit un bouton de la chemise de son rival et l’arracha comme on cueille une fleur à un buisson. D’une pichenette, il l’envoya promener dans la pièce. Le bouton blanc cascada sur le plancher, roula et s’immobilisa. Clémentine s’en fut le ramasser et se mit à pleurer parce que le petit disque de nacre exprimait mieux que les visages la tristesse de leur situation à tous. Elle ne savait pas pourquoi, mais c’était ainsi.
— Alors, le jour de l’étendard ? s’impatienta Elisabeth.
— C’est moi qui lui ai demandé pardon pour ma déclaration d’amour. Elle m’a dit : « Je vous pardonne. » J’ai répondu : « Et moi, je vous aime de plus en plus. Allez-vous partir et devrai-je fixer à mon antenne la bannière étoilée ? » Ça a eu l’air de l’agacer.
— Ben ! j’espère que ça ne te surprend pas ! Avoue qu’il y avait de quoi !
— Après, après, après ! martela Tziflakos.
Il se versa un verre de fine et le but. Il n’aimait pas beaucoup l’alcool, le vin rouge excepté. Son palais grossier gardait la nostalgie des épais vins résineux de sa jeunesse qui laissent sur les vêtements des taches indélébiles.
— Elle a failli repartir, effectivement, mais ce qui l’a retenue, du moins, je le crois, c’est mon poste de télévision…
— Comment cela ?
— Elle m’a demandé s’il y avait un programme à cette heure de l’après-midi. Je lui ai dit que nous allions nous en assurer. Or, il y en avait un, précisément : la retransmission d’un match de football. Ça l’a intéressée. Elle me demandait des explications à propos du jeu. J’ignore tout du football, mais j’inventais des règles…
— Tricheur ! C’est bien dans tes façons ! souligna Henrico.
Il ajouta, songeur :
— On aurait peut-être dû se faire mettre la télé.
— Oui, vous auriez dû, certifia Sauvage. Et puis avoir des bêtes, aussi, autres que des bêtes de somme : des chats, des chiens qu’on n’enferme pas dans un chenil le jour pour les déguiser en fauves la nuit ! Des oiseaux, des poissons… Les bœufs et les tracteurs n’intéressent guère les femmes…
— Pas de conseils ! La suite, ordonna Angelo.
— Elle est rentrée avant la fin du match, car elle redoutait de trop s’attarder chez moi. Mais elle m’a téléphoné pour avoir le score final. Moi, je n’avais pas regardé jusqu’au bout. Je lui ai inventé un résultat fantaisiste : 3 à 2 ! En fait, il y avait eu match nul : 2 à 2. Elle l’a appris par la radio le soir même et, dès le lendemain, elle m’a retéléphoné pour me traiter de menteur.
— Comme elle avait raison ! dit Henrico.
— Je me rappelle très bien cela, assura Elisabeth.
— C’est-à-dire ? demanda son époux.
— Le soir où, à table, la radio marchant, elle a poussé une exclamation et puis elle a pris le fou rire…
— Oh ! oui, c’est vrai, se souvint Clémentine.
Les hommes se sentirent comme bernés de n’avoir rien remarqué.
CHAPITRE IV
— Vous avez de la mémoire, tout de même ! admira Henrico.
Le compliment s’adressait principalement à Sauvage. Lui ne parvenait à emmagasiner que des scènes extrêmement précises et « organisées », pour ainsi dire. Il se rappelait des voyages, des soirées théâtrales, des bagarres, des accidents, tous les faits marquants d’une vie, en somme. Il lui restait aussi des images de son enfance. Il pouvait évoquer des maladies infantiles, des corrections paternelles, le spectacle d’animaux s’accouplant… Il n’avait pas la mémoire des sensations fugaces, il ne pouvait, par exemple, enregistrer un parfum, la qualité d’un instant quotidien, particulièrement neutre, mais exquis pourtant. Que le peintre fût en mesure de réciter chronologiquement, comme une leçon bien apprise, ses relations avec Héléna, le surprenait et donnait une forme particulière à sa jalousie.
— Donc, reprit inlassablement Angelo, elle vous a téléphoné une fois de plus ?
— Pour m’agonir de reproches ! réitéra François. Sa voix était sévère. Je me demandais si elle m’en voulait réellement ou si c’était par jeu. Je sais maintenant que c’était par jeu !
— Et comment sais-tu cela ? s’étonna Henrico.
Sauvage désigna Elisabeth.
— Mme Tziflakos vient de me dire qu’elle avait pris le fou rire à l’annonce du score officiel !
— Ah ! oui.
Henrico se renfrogna.
— Ça ne l’empêchait pas de t’en vouloir !
— Et ce coup de fil s’est conclu par un autre rendez-vous ? demanda Angelo.
— Non. Mais je me suis mis à la guetter sur le chemin.
— Elle passait rarement par chez toi ! objecta le veuf.
— Cela arrivait pourtant. Et cela s’est produit le surlendemain. De loin, je l’ai vue venir, alors je me suis dépêché de placer un grand dessin contre ma barrière. Il représentait un footballeur envoyant le ballon dans le filet. Et j’avais écrit au-dessous, comme légende : Le troisième but de mon mensonge.
« Elle est arrivée à la hauteur du dessin, la tête bien droite, les yeux volontairement fixés au-delà de ma maison. Mais ça a été plus fort qu’elle : elle a regardé mon fusain. Alors je l’ai vue faire demi-tour, s’approcher, contempler le croquis et entrer. »
— En somme, vous posiez un collet ? remarqua Elisabeth.
— C’est vrai, il posait un collet, ce braconnier de ménage ! renchérit Henrico. On se demande où il va chercher ces feintes ! C’est par l’agacerie qu’il attire l’attention des filles. Il est malingre, pas beau… Alors…
Il se tut car, tout en vociférant, il commençait à déceler le charme de Sauvage.
François allongea ses bras sur la table.
— Vous tenez vraiment à ce qu’on poursuive cette évocation ? demanda-t-il, tourné vers Elisabeth.
— Nous vous avons déjà répondu que nous voulions tout savoir !
Il fronça le nez, pour signifier que cela lui était égal, après tout.
— C’est pour vous, plutôt, fit-il. Elle est morte, je l’ai tuée. Ce sont deux réalités qui priment toutes les autres ! Refaire pas à pas le chemin du drame, c’est une sorte de chemin de croix volontaire dont vous pouvez vous passer, après cette épreuve !
Angelo vit rouge. Il saisit son verre vide et le projeta dans la poitrine du peintre. Le verre frappa durement François, tomba et se brisa. Sauvage caressa sa côte endolorie.
— Vous croyez que je vous nargue ? fit-il.
Tziflakos quitta son siège et vint s’asseoir sur la table à quelques centimètres du meurtrier.
— On ne le voit plus ! protesta Tonton.
Angelo ignora cette réclamation. Le vieux actionna son fauteuil et vint se placer parallèlement au siège de François. Henrico se crut autorisé à rejoindre son beau-père sur la table si bien qu’Elisabeth eut, en guise d’horizon, deux larges dos en face d’elle. Les belles manières n’avaient jamais fleuri chez les Tziflakos. En soupirant, elle se leva et prit du recul pour avoir une vue d’ensemble de la scène.