— Elle est donc entrée chez vous ?
— Oui.
— Vous la guettiez depuis votre baie vitrée ?
— Oui.
— Alors ?
— Elle s’est assise dans mon atelier, devant une toile que je brossais et qui représentait…
— On s’en fout de tes décalcomanies ! Raconte-nous Héléna, brusqua Henrico.
Il balançait sa jambe gauche et, à bout de course, son soulier frappait le genou de François.
— Elle a regardé ma toile un bon moment sans rien dire. Je lui ai demandé si elle lui plaisait. Héléna m’a répondu qu’elle la trouvait moins bien que mes autres œuvres.
— Tes œuvres ! fit Henrico. T’as pas la frousse des mots ! Monsieur ne se mouche pas du coude ! Des trucs que je voudrais même pas flanquer dans les toilettes !
Sauvage lui concéda un sourire indifférent. Il pensait qu’Henrico était simple et direct dans ses colères comme il devait l’être dans ses tendresses.
Mais Angelo ne perdait jamais le fil de la conversation. Appliqué, lent et têtu, il suivait la reconstitution de l’affaire syllabe par syllabe.
— Pourquoi la trouvait-elle moins bonne ?
— Parce que je peignais un portrait. Ma spécialité, ce sont les natures mortes et les paysages…
— Tandis qu’un portrait, c’est plus coton hein, mon gars ? grinça Henrico. Dans un portrait, faut amener son talent ! Y a la ressemblance à donner !
— Excusez-moi, mais il ne s’agissait pas de cela.
— De quoi s’agissait-il, alors ? fit Tziflakos.
— Je vous avais peint de mémoire, dit Sauvage à Henrico.
— Moi ! s’étrangla le gendre d’Angelo. Moi ! Tu plaisantes ?
— Non. J’avais cru faire plaisir à Héléna. Quand vous êtes sur votre gros tracteur rouge, les manches retroussées, vous ressemblez un peu à Ben Hur sur son char.
Une gifle l’éblouit. Mille étincelles, mille bulles d’or, mille éclaboussures de soleil émiettèrent pour une fraction de seconde son entendement. Sa tête ne fut plus qu’une explosion lumineuse et nombreuse.
— L’ordure ! gémit Henrico. Après ce qu’il a fait, se ficher de moi de la sorte ! Ben Hur ! Vous l’avez entendu, père ?
— Mais, bon Dieu ! s’emporta Angelo, tu ne peux donc pas rester tranquille deux minutes d’affilée ?
— Alors, il faut que je me laisse insulter ?
— Il ne t’insulte pas, murmura Elisabeth. Il parle une autre langue que toi, voilà tout.
Henrico sauta de la table, tout renfrogné. Il s’éloigna en boudant. Le ventilateur continuait de tourner au plafond avec son ronron crachoteur. Pour se donner une contenance, Henrico l’arrêta. On le stoppait toujours en fin d’après-midi, pour éviter de laisser chauffer le moteur, mais ce soir-là, personne n’y avait songé.
Il sortit sous la véranda tandis que les grandes ailes blanches continuaient de tourner mollement. Il s’adossa au mur de bois. La fraîcheur de la nuit le doucha. Les ânes brayaient de loin en loin, tandis qu’une énorme lune plantureuse et jaune roulait dans un ciel étoilé.
Son départ apporta une détente.
— Vous aviez fait le portrait de mon gendre, soit. Cela correspondait à quoi, dans votre esprit, monsieur Sauvage ?
Angelo s’obstinait à l’appeler monsieur, sans politesse exagérée, mais parce que cela lui permettait de garder le contact avec cet individu qu’il avait envie de massacrer.
— Je cherchais à intéresser Héléna par tous les moyens.
— Vous dites qu’elle n’a pas apprécié ?
— Non. N’en déplaise à votre gendre, le portrait était suffisamment ressemblant pour qu’elle reconnût son mari. Je suppose que, comme vous, elle a trouvé cette initiative déplacée, mais elle était trop fine pour me le dire de front. Elle a préféré élever le débat en jugeant ma toile uniquement sur ses qualités picturales.
— Et vous avez détruit celle-ci, comme la première que vous vouliez lui offrir ?
— Pas du tout ! Elle est chez moi.
— Ensuite ?
— Héléna m’a demandé si j’avais du whisky…
Clémentine se dressa pour regarder Sauvage par-dessus l’épaule de son père. Elle devinait qu’on touchait à un point crucial de l’affaire.
— Vous le jurez ? ne put s’empêcher de demander Angelo.
— Je le jure !
— Qu’est-ce que ça peut lui foutre, un faux serment ? tonna Henrico qui avait entendu depuis la véranda et qui fit une entrée en trombe. Il est en train de préparer je ne sais pas quoi ! Méfiez-vous, père ! Méfiez-vous de ses boniments !
— Pourquoi mentirais-je ? objecta doucement François. Dans quel but ? Plus rien ne m’obligeait à vous avouer mon meurtre et je l’ai fait de mon plein gré. Pensez-vous que ce soit pour, ensuite, vous raconter des histoires ?
— Terminé ! coupa Tziflakos Vous disiez, le whisky ?
— J’en avais. Je lui en ai offert un verre. Elle l’a vidé avant même que j’actionne le siphon d’eau de Seltz. « Encore ! » m’a-t-elle ordonné en me le tendant. Surpris, je lui en ai versé une nouvelle rasade, plus faible que la précédente. « Ne soyez pas parcimonieux ! » s’est-elle exclamée. Elle a fait une chose dont je ne l’aurais jamais crue capable, elle a appuyé sur le goulot de la bouteille pendant que je versais. Son verre a été à demi plein !
— C’est toi qui la poussais à boire ! s’écria Henrico. Tu voulais l’enivrer pour qu’elle soit à ta merci !
— Ce n’est pas mon genre ! certifia Sauvage. Et je suppose que ce n’était pas non plus celui d’Héléna que de se laisser soûler comme une entraîneuse de bar. Son cas était différent : elle buvait par besoin. Bien au contraire, j’ai voulu lui retirer de l’alcool. « Vous n’allez pas avaler cette quantité de scotch ! » me suis-je écrié. « Ah ! non ? Regardez ! » Elle a vidé son deuxième verre aussi aisément que le premier.
Sauvage parut infiniment navré. Il retrouvait sa surprise d’alors… Avec stupeur, il avait regardé la jeune femme engloutir la formidable rasade d’un gosier de soudard.
— Que vous arrive-t-il, Héléna ?
— Ouf ! ça va mieux.
— Un malaise ?
— Un malaise permanent, François.
Angelo écoutait le bruit menu de son chagrin au fond de son âme. Un bruit de source qui sourd d’un rocher et dont l’eau se disperse dans la mousse avant de se rassembler pour devenir un vrai ruissellement.
— Vous lui avez demandé des explications ?
— Naturellement ! répondit le peintre.
— Elle vous a répondu ?
— Qu’elle buvait parce qu’elle n’était pas heureuse.
— C’est la meilleure ! explosa Henrico. Pas heureuse, Héléna ! Il a toutes les impudeurs, ce sale voyou !
Elisabeth s’approcha. Elle avait l’œil brillant.
— Pas heureuse ? soupira-t-elle.
Sauvage n’eut pas pitié d’elle. Maintenant, il comprenait mieux Héléna en voyant ce clan, en l’écoutant, en jugeant les réactions de chacun. Car les circonstances voulaient qu’il fût à la fois jugé et inculpé.
— Je lui ai demandé pourquoi elle n’était pas heureuse, ajouta-t-il.
Il irait jusqu’au bout de la vérité ! Il la leur lancerait au visage, sans égard pour leur chagrin, puisqu’ils la réclamaient, puisqu’ils le secouaient comme une tirelire qu’on veut vider.
— Alors ? demanda Elisabeth, si bas que la question eut l’apparence d’un soupir.