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Sauvage se leva de son siège, mit ses mains au fond de ses poches et les toisa sombrement.

— Héléna m’a dit textuellement ceci :

« Je ne suis pas heureuse parce que je n’aime personne, François. Personne ! »

Le silence qui suivit fut plus terrible qu’un cri. Sauvage regretta aussitôt l’affreuse confidence.

— Personne !… fit Clémentine.

Il renonça à mentir, à lui dire qu’Héléna avait fait une exception pour sa sœur. Elle avait bien dit personne.

Henrico agita ses monumentales épaules comme un nageur sorti de l’onde glacée.

— Si vous croyez ce qu’il raconte, vous n’êtes que des imbéciles, sauf le respect que je vous dois ! fulmina le garçon. Héléna, c’était l’Amour en personne, vous m’entendez ? L’Amour avec un A majuscule. Elle adorait sa famille ! Et je peux dire qu’elle m’aimait ! Je ne voudrais pas raconter notre intimité, ce ne serait pas de mise, mais croyez-moi ! Ah ! la la, ce qu’elle pouvait m’aimer !

— Moi aussi, elle m’aimait bien, dit Tonton. Elle me semblait, dans tous les cas…

— Pas heureuse, ma femme ? J’ai jamais entendu parler d’un assassin plus abject, jamais ! Il n’a pas pu souiller sa victime de son vivant, alors il la souille morte ! C’est un charognard !

Il frappa très fort du poing dans sa main ouverte.

— Vous voulez que je vous prouve qu’il ment, dites ? Et que je lui mette le nez dans sa dégueulasserie ? Vous le voulez, hein ? J’en ai pour deux minutes.

Il gravit l’escalier en trois bonds de léopard. Henrico n’avait jamais pu escalader ces marches que par quatre à la fois. Ils l’entendirent malmener du matériel dans une petite pièce du premier servant de fourre-tout. Il réapparut bientôt, lesté d’un étrange matériel. Il tenait un écran pliable sous le bras, la caissette d’un appareil de projection sous l’autre et réussissait à maintenir entre ses dents une boîte à film qui transformait son ombre en celle d’une négresse à plateau.

— Que vas-tu faire ? protesta Angelo.

— Bougez pas ! s’affaira Henrico, fébrile.

Il dégagea le trépied de l’écran et tendit la toile blanche, après quoi il mit le projecteur en batterie. Il s’agissait d’un vieil appareil équipé en huit millimètres qu’on lui avait offert jadis, à l’occasion d’un anniversaire.

— Bougez pas !

Il marmonnait tout en s’activant, ouvrait la boîte d’où bondissait un serpent de pellicule indomptée qu’il se mettait à manipuler maladroitement. Entre ses doigts faits pour les gros volumes et les choses résistantes, la pellicule semblait animée d’une vie propre, perfide. Elle le narguait, lui échappait, se tordait en un long copeau à ressort.

— Occupe-t’en ! demanda-t-il à Clémentine.

Elle vint au secours de son beau-frère et, immédiatement, le film s’assagit, obéit aux rouages d’entraînement.

Lorsque le volet du projecteur fut fermé, Henrico chercha le cadrage sur l’écran en réglant tant bien que mal l’inclinaison de l’appareil, puis il lança fielleusement à François :

— Tu vas voir, mon salaud, comme elle était malheureuse ! Eteins, Clémentine !

— A quoi ça rime ? se lamenta Angelo.

Il se tut en voyant surgir l’image après un assez long temps de projection vierge. Il s’agissait d’une oasis où ils étaient allés excursionner, quelques années plus tôt. On avait même emmené Tonton, plus mobile à l’époque, et qui parvenait encore à se soutenir avec deux béquilles. Ils avaient déjà la voiture américaine rouge qui paraissait plus pimpante, à moins que ce ne fût un effet du Kodachrome. Clémentine filmait. Elle avait lu des brochures de vulgarisation et savait composer son film-souvenir. Le plan très général, tout d’abord… On voyait l’oasis de loin, posée au bout de la piste sur une étendue de sable et de roches rouges, pareille à une île. N’en était-ce pas une, en réalité ? Ensuite, un plan plus rapproché : on était à la lisière de la palmeraie et l’on distinguait les indigènes, fantômes bleus dans leurs gandouras, groupés autour d’un point d’eau. Des gros plans : un chameau dodelinant, morne et hautain, des palmes chargées de fruits, des femmes voilées, effarouchées mais curieuses, des chiens étiques au dos arqué et à la queue en corde.

Contre-champ ! On voyait arriver la DeSoto flamboyante. Elle dansait dans les ravines ocre et ses occupants adressaient des grands signes joyeux à l’objectif. Il y avait Henrico au volant. Son beau-père et Tonton se trouvaient sur la banquette avant, mais sur le dossier, pour se mettre mieux en évidence. Elisabeth et Héléna riaient en se tenant par la taille. Elles envoyaient des baisers à Clémentine, ou bien à l’oasis, ou plus simplement à la pellicule qui s’impressionnait avec un chuchotement mécanique.

— Dis, Sauvage, elle avait pas l’air heureuse ? fit la voix d’Henrico dans le noir.

La lampe du projecteur débordait de l’objectif, jetant une auréole lumineuse sur l’opérateur dont les yeux allaient de l’image au peintre, puisant dans l’une son mépris pour l’autre.

La DeSoto stoppait sous les gigantesques palmiers. Des gamins pustuleux la cernaient, mains tendues, et Henrico s’en débarrassait en lançant à toute volée un paquet de cigarettes dans une touffe de cactus. Les enfants s’élançaient en se bousculant. Mais, pudiquement Clémentine avait abandonné leurs reptations à travers les palettes épineuses, puis leur bagarre lorsqu’ils avaient retrouvé les cigarettes.

— Regarde-la, mon Héléna. Sauvage ! Regarde-la bien !

Elle aidait sa mère à sortir des sièges pliants du coffre de l’auto ainsi que des paniers de victuailles. Elle continuait de rire, d’adresser ce qu’on devinait être des plaisanteries à la caméra.

— Dis, Sauvage, c’est une femme malheureuse, ça ?

— Non, c’est une femme qui est en train de se distraire, répondit Sauvage, et qui n’en a pas l’habitude, et qui en fait trop !

Il y eut un grand moment d’une émotion tragique. La présence sur l’écran de celle qu’on venait de porter en terre le jour même les bouleversait. Ils ne pleuraient pas, ils regardaient, hypnotisés par cette toute jeune femme en robe jaune, aux longs cheveux soyeux, dont les yeux avaient la même couleur que le point d’eau de l’oasis, sous l’ombre verte.

— Puisque je te jure qu’elle était heureuse ! se lamenta Henrico.

Il bouscula l’appareil qui tomba sur le flanc. Le film continua de se dérouler en travers, mordant sur le mur du fond où il s’élargit démesurément. Henrico prit François Sauvage par le cou, comme si c’eût été un vieux copain compatissant.

— Je suis pas une girouette, je suis pas une lavasse, Sauvage ! Je ne jure pas en vain ! Eh bien ! je te jure qu’elle était heureuse et qu’elle nous aimait, je te le jure sur la terre de sa tombe !

Il se courba comme un arbre dans le vent, posa sa tête sur l’épaule de François et se mit à pleurer.

CHAPITRE V

François Sauvage ne réagit pas et s’appliqua à demeurer immobile, support involontaire de cette peine qu’il avait provoquée.

Angelo arracha la prise de l’appareil de projection.

— Donne la lumière, Clémentine !

La jeune fille était restée près du commutateur, comme toujours lorsqu’on procédait a une séance de cinéma familial. C’était elle qui plaçait le film dans son logement, elle qui faisait le point, veillait à tous les réglages, puis lorsque tout fonctionnait rond, elle s’écartait, laissant son beau-frère jouer les projectionnistes, pour se contenter d’éteindre ou d’éclairer la pièce.