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La lumière revint. Ils clignèrent des yeux. L’oasis aux couleurs folles était comme tombée de l’écran. La pièce, maintenant, paraissait déserte et sale.

— Remise ton bastringue, Henrico, dit Angelo, et essaie d’avoir un minimum de pudeur, mon garçon. Sans tes coups de gueule et tes singeries, tout irait beaucoup plus vite !

Le veuf réalisa brusquement qu’il pleurait sur l’assassin de sa femme et s’écarta de Sauvage avec une mimique horrifiée.

— Reprenons, fit Angelo.

— Tu ne penses pas que ça suffit comme ça ? demanda sa femme.

Une petite phrase venait de ruiner à tout jamais son existence : Je ne suis pas heureuse parce que je n’aime personne, François !

— J’ai dit qu’on devait tout connaître, on n’y revient pas ! gronda Tziflakos.

— Attends, murmura Elisabeth. Je voudrais lui poser une question au passage…

Et, à François qui attendait, l’air navré :

— A votre avis, pourquoi n’aimait-elle personne ?

Il ouvrit sa bouche aux lèvres gonflées par les coups.

— J’y ai beaucoup pensé, madame. Je pense qu’elle n’aimait personne parce que personne ne cherchait vraiment à se faire aimer d’elle.

— Et moi, alors ? ne put s’empêcher de lancer Henrico.

— Vous non plus ! affirma durement le peintre. Chaque être attend quelque chose de ses contemporains, et en particulier de ses proches. Ce quelque chose, c’est une chaleur, un courant électrique. Ici, j’ai l’impression que le courant ne passait pas, du moins, qu’il n’était pas transmissible à Héléna. Pour elle, il eût fallu inventer un langage, trouver une certaine douceur… Je me trompe, mademoiselle ? demanda-t-il à Clémentine qui écoutait, assise sur la dernière marche de l’escalier.

Elle rougit et répondit « Peut-être… », sans regarder ses parents.

— C’est tout ce que tu as à lui poser comme question ? fit Angelo.

Ce bavardage l’irritait. Il lui fallait un récit sec et précis comme un rapport de gendarme.

— Pour l’instant, oui ! déclara sa femme en s’efforçant d’être ferme.

— Parfait. Vous disiez qu’elle a beaucoup bu chez vous, ce jour-la ?

— Elle aurait bu bien davantage si je l’avais laissée faire. Mais j’ai refusé de lui servir un troisième verre. Ses yeux brillaient et ses gestes devenaient maladroits…

— Vous lui avez reparlé d’amour ?

— Pas cette fois-ci, non. Le climat n’y était pas.

— Je t’en foutrai du climat ! marmonna Henrico.

— Silence ! hurla Angelo. Un mot encore, et je vais l’interroger seul à seul dans ma chambre !

Ils se turent et leurs regards se dérobèrent. Une fois de plus, le chef les domptait.

— Elle est restée longtemps chez vous ?

— Non. Je lui ai dit que j’avais besoin de la revoir souvent pour mieux la connaître. Elle m’a promis de revenir chaque fois qu’elle le pourrait. « Avec vous, tout est possible ! » m’a-t-elle lancé en s’en allant.

— Quand est-elle retournée vous voir ?

— Oh ! une semaine après, au moins, mais elle me téléphonait tous les jours.

— De quoi vous parlait-elle ?

— De ses visions…

— Quelles visions ?

— Elle voyait des paysages à travers ses timbres et au plafond de sa chambre. Des rivages enchanteurs, des forêts pleines d’oiseaux de couleurs où elle devenait Robinson.

— Elle était ivre ?

— Je suppose qu’en effet, l’alcool l’aidait à s’évader…

— Et puis ?

— Et puis rien… Je pensais à elle comme un perdu. Je lui proposais de partir avec moi à chacun de ses appels téléphoniques, et de l’emmener là où elle rêvait d’aller…

— C’est-à-dire ?

— Ailleurs.

— Et comment accueillait-elle ces propositions ?

— Elle refusait, alléguant qu’elle ne m’aimait pas non plus ! Huit jours plus tard, un matin, elle m’a demandé la permission de venir.

— Un instant ! coupa Angelo.

Il se tourna vers son frère.

— Tu assistais à ces coups de téléphone, Constantin ?

— Pas du tout ! Elle prenait le poste du haut, se rebiffa l’infirme. Tu penses bien que si j’avais entendu des trucs pareils, je t’aurais…

— Oui, j’espère, dit sombrement Angelo. Donc, monsieur Sauvage, elle vous a rendu visite un matin, disiez-vous ?

— Oh ! une visite-éclair. Elle n’est même pas entrée. Elle m’a dit simplement ceci « François, je ne vous aime absolument pas, mais je voudrais essayer de vous aimer. Que faut-il faire pour y parvenir ? »

Il hocha la tête.

— C’est bien la question la plus effarante qu’on m’ait jamais posée. Elle m’a pris de court… Je lui ai promis d’y réfléchir et de lui donner la réponse dès que je l’aurais trouvée. Voyez-vous, monsieur Tziflakos, Héléna ressemblait à un plant de vanille…

— Je ne comprends pas.

— La vanille est une orchidée parasite qui s’enroule après le tronc d’un autre arbre. Héléna avait besoin d’un tuteur auquel s’agripper. Elle ne pouvait s’épanouir qu’à l’aide d’une autre plante plus forte qu’elle. Jusque-là, elle rampait alors qu’elle était plante grimpante par essence. Le temps était venu pour elle de s’élever enfin…

— Je crois vous avoir déjà dit que j’appréciais peu votre littérature, monsieur Sauvage.

— J’essaie de vous expliquer votre fille, monsieur Tziflakos. N’est-ce pas ce que vous cherchez ?

— Ma fille, je la connaissais. Je n’attends de vous que des faits ! Ce n’est pas Héléna qu’il faut me raconter, c’est le chemin qui conduisit à sa mort.

Le peintre opina mélancoliquement.

— Et vous avez découvert le moyen de vous faire aimer d’elle ? interrogea la mère.

— Je suis venu un soir qu’il y avait réunion des exploitants agricoles. L’oncle était couché et Clémentine travaillait son violon dans sa chambre. Le Tango d’Albeniz, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Je jouais devant la fenêtre. Il faisait clair de lune. J’avais vu arriver la 2 CV jaune… L’envie m’est venue de descendre rejoindre ma sœur mais, à la réflexion, j’ai continué de travailler pour ne pas les déranger. Je devinais que quelque chose s’élaborait entre Héléna et François Sauvage ; cela m’effrayait. Je pressentais déjà de funestes conséquences, mais je ne voulais pas intervenir. Je me suis remise à jouer avec plus de ferveur…

— J’ai rien entendu ! jura Constantin.

Il dormait bien, pour un vieillard. L’alcool lui tenait lieu de somnifère. A peine au lit, il sombrait dans un sommeil pesant et tourmenté, peuplé de dangers tarabiscotés.

— Vous lui apportiez la réponse ?

— Non, dit François. Je suis seulement venu lui faire observer que si elle avait la volonté de m’aimer, c’est qu’elle m’aimait déjà en puissance.

— Ça l’a convaincue ?

— Non. Elle m’a juré qu’elle n’éprouvait pour moi rien d’autre qu’une forte sympathie. Elle a montré beaucoup de dépit. Elle s’attendait à une trouvaille lumineuse de ma part, elle espérait que je lui apportais une recette. Seulement, il n’existe pas de recette pour provoquer l’amour. Il est ou il n’est pas. On a bavardé un certain temps. La petite jouait divinement. Sa musique nous faisait du bien.

Il se tut pour se perdre dans les fumées du souvenir.

Héléna se tenait sur le canapé, comme toujours. La lumière de la nuit entrait par la fenêtre de la loggia et l’éclairait par-derrière. Sa silhouette s’y découpait comme sur un vitrail. Il lui avait parlé d’amour sans savoir ce qu’il disait. Les mots lui venaient automatiquement. A un certain moment…