Henrico gémit :
— Comment a-t-elle pu ?
Depuis trois jours, il se posait la question sans relâche. L’acte brutal, définitif, ne correspondait pas à la douceur fragile d’Héléna. Elle avait été une espèce de femme-enfant, un peu frêle, un peu pâle, rêveuse et silencieuse. Henrico essayait d’imaginer le gros revolver dans la main de sa jeune épouse et ne parvenait pas à admettre la brève association de cette main menue avec la large crosse noire, gaufrée, si lourde.
— Avec mon revolver ! balbutia Angelo. On ne devrait jamais avoir de revolver.
— Bien sûr qu’on ne devrait pas, puisque c’est fait pour tuer ! lança Elisabeth.
Quand on achète ce genre d’objet, on n’y pense pas, déplora Angelo. On croit que c’est une chose comme une autre, une sorte de sécurité…
— Elle a bien dû le regarder, ce vilain trou noir, hésiter avant de presser la détente, supposa Elisabeth.
Un bruit de voiture rompit le louche sortilège de leurs réflexions. Ils furent soulagés par cette brusque intrusion de la réalité.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tonton.
Clémentine s’approcha de la porte grillagée contre laquelle ruisselait un torrent de lumière blanche. Elle vit une jeep sur le terre-plein. Un policier en uniforme la pilotait. Le véhicule vint se ranger devant le perron en soulevant un nuage de poussière. Un gros homme vêtu d’un complet crème et coiffé d’un fez écarlate se dégagea du nuage, tel le génie d’Aladin.
— C’est le policier ! annonça la jeune fille.
— Qu’est-ce qu’il nous veut encore ? gronda Henrico.
— Peut-être qu’il rapporte le pistolet, émit Tonton.
— Il était à l’enterrement, murmura Angelo. Il n’a pas présenté ses condoléances, mais je l’ai vu, près de l’entrée du cimetière, qui surveillait.
— Il surveillait quoi ? demanda Elisabeth.
— Le savait-il seulement ? Depuis qu’ils ne sont plus encadrés de policiers français, ces types-là se prennent tous pour des Sherlock Holmes !
L’inspecteur Moussy alluma un cigare avant d’entrer. Il le fit ostensiblement, derrière la porte grillagée, prenant soin de flamber minutieusement l’extrémité du cigare, comme on bucle une volaille. Puis il le téta longuement, expulsant par le nez une fumée blanchâtre qui tournoya dans le soleil, à la recherche d’un courant d’air.
— S’il nous embête, je le fous dehors ! grogna Henrico.
— C’est malheureux d’avoir affaire à des loustics comme ça ! renchérit Tonton. Qui m’aurait dit qu’un jour…
Moussy entra, la gorge et le nez pleins de fumée qu’il se hâta de rejeter sitôt le seuil passé. Il regarda tout le monde d’un œil qui se voulait vigilant. Il espérait un salut mais personne ne se décidant, il finit par soupirer un « bonsoir » plein de regret et d’amertume.
Le regard fixe d’Angelo lui en imposa. Il battit des cils et demanda :
— Je vous dérange ?
— Maintenant que c’est fini, nous aimerions bien pleurer tranquilles, fit Angelo.
L’inspecteur Moussy acquiesça et crachota un brin de tabac.
— Je comprends. Seulement, voilà : c’est pas fini.
Il fui satisfait de la stupeur qu’il provoquait. C’était sa revanche. Avec une seule phrase, il venait de s’assurer l’avantage et il était bien décidé à en jouir.
— Ça ne fait même que commencer ! reprit-il en faisant grésiller son cigare.
Il espérait une volée de questions et fut déçu par le silence crispé qui accueillit sa déclaration.
Une fois de plus, ce fut lui qui le rompit.
Il marcha vers l’escalier distribuant le premier étage. Après une dizaine de degrés, celui-ci se poursuivait par une plate-forme avant de tourner. Ce mouvement composait au rez-de-chaussée une sorte de loggia fermée par un rideau de jute.
D’un geste rageur, Moussy écarta le rideau dont les gros anneaux de bois produisirent un bruit de castagnettes sur leur tringle.
Le fond de la loggia était garni de rayonnages chargés de livres. Ce recoin n’était meublé que du canapé de rotin sur lequel Héléna était morte.
Moussy secoua la cendre de son cigare et dit, en désignant le siège :
— Elle était là, hein ?
— On vous l’a déjà dit ! grommela Henrico en se rapprochant. Vous allez recommencer ?
— Oui, dit Moussy, je vais recommencer.
Henrico serra ses gros poings velus qui se mirent à pendre comme deux masses au bout de ses bras indécis.
— Ecoutez ! commença-t-il.
Mais Angelo lui fit signe de se taire et l’écarta d’un geste péremptoire.
— Qu’est-ce qui se passe, inspecteur ?
— Il se passe que ce n’est pas un suicide, monsieur Tziflakos, déclara le policier en expulsant une longue bouffée de fumée qui se mit a faire des ronds filandreux au-dessus du canapé.
CHAPITRE II
Elisabeth fixa un rond mieux réussi que les autres et qui tournoyait mollement, comme s’il s’enroulait languissamment après une tige invisible. Il lui sembla qu’elle avait déjà vécu cet instant. Elle reconnaissait jusqu’à la qualité du silence qui le prolongeait. Tout ce qu’elle voyait dans la révélation du policier, c’est que sa fille ne s’était pas donné la mort. Pour la première fois depuis le drame, elle ressentait de la joie. Une joie sauvage, intense, qui la chavirait un peu.
— Qu’entendez-vous par : « ce n’est pas un suicide », fit Angelo.
L’inspecteur sortit un mouchoir de soie noire de sa poche supérieure et s’en tamponna le front à la lisière du fez. Il était satisfait. Il s’assit sur le canapé avec un gémissement d’aise, s’y étala vilainement, les jambes bien écartées et les bras en croix sur le dossier. Le menton pointé, les yeux mi-clos, bravache et humiliant, il se composait une attitude assez artificielle de soudard. Angelo résista à l’envie qui le poignait de lui lancer son pied dans le ventre.
— Quand quelqu’un meurt d’une balle dans la tête et qu’il ne s’est pas suicidé, qu’est-ce que ça peut être ? demanda Moussy.
— Un accident ? questionna âprement Elisabeth.
L’inspecteur n’avait pas prévu une telle supposition. Il se rembrunit, fâché de voir ce qu’il croyait être un raisonnement irréfutable pris en défaut.
— Non, pas un accident ! aboya-t-il. Pas un accident, mais un meurtre, vous m’entendez ? Un meurtre ! Les rapports des médecins et du laboratoire sont formels ! La balle a traversé la tête de haut en bas. Vous comprenez ce que ça veut dire ? De haut en bas ! Essayez donc de vous tirer une balle dans la tête de haut en bas !
Il arrondit son bras droit au-dessus de sa tête et, l’index pointé, mimant le canon d’un pistolet, il se vrilla la tempe gauche.
— Pour se suicider, elle aurait dû pratiquer comme ça ! Vous jugez ?
Il laissa retomber son bras et se mit à siffloter par-dessous son cigare éteint en les regardant méchamment. Il avait le blanc des yeux bleu et jaune.
Ils formaient un demi-cercle devant le canapé. Tonton, d’un coup de poignet expert, venait de faire pirouetter son fauteuil roulant. Ses joues mal rasées se hérissaient d’une mousse vivace, blanche et clairsemée. Son nez large, gris, plein de verrues calées dans les commissures, pompait l’air avec un bruit sifflant.
Henrico balançait ses grosses mains. Il ne s’en servait que pour travailler ou se battre, le reste du temps, elles le gênaient. Elisabeth était immobile. Sa fille lui prit le bras, d’un geste incertain et peureux. Quant à Angelo, il passa chacun de ses pouces dans la boucle de ses bretelles. Ce qui dominait, chez lui, c’était la colère. Il aurait donné n’importe quoi contre le plaisir d’écraser la vilaine gueule du policier arabe.