J’ai relevé la tête. Si vous aviez pu lire cette tristesse dans ses yeux ! Tout le désespoir du monde ! Toute l’angoisse du monde ! Tout le renoncement du monde ! Et surtout, toute la supplication du monde ! Elle m’avait choisi pour ça, comprenez-vous ? Pour ça ! Pas pour l’amour, pour la mort ! Elle attendait, avec tout ce qu’elle possédait de sens, comme une femelle prête attend la décision du mâle. J’ai ramassé le revolver à tâtons. Elle m’a souri un peu. « Oui, a-t-elle soufflé, oui ! » Je ne sais plus exactement ce qui s’est passé. J’ai élevé l’arme. Sa folie m’avait gagné. Une expression de bonheur a illuminé son beau visage. Elle s’est allongée sur le canapé. « Oh ! François, a-t-elle dit, comme je vous aime ! »
J’ai entendu un grand bruit. Un nuage me l’a dissimulée et le revolver s’est mis à me chauffer la main. Je ne la voyais plus qu’à travers la fumée. Elle souriait. Tout cela n’a duré qu’une seconde à peine.
Il se fit un profond silence. Sauvage avait le visage enfoui dans le coussin. Angelo s’approcha et lui toucha l’épaule.
— C’est tout ? demanda-t-il.
— Oui, répondit François. C’est tout !
LE PROCÈS — L’EXÉCUTION
CHAPITRE PREMIER
— Eh bien ! à nous, maintenant, décida Angelo en reprenant sa place à table.
Il s’empara de sa pipe toute bourrée et l’alluma.
A nous ! Les autres se demandèrent ce qu’il entendait exactement par là. Clémentine eut peur de comprendre. Son père l’épouvantait par sa placidité forcenée. Il avait tout écouté sans broncher et, lorsque Sauvage leur avait narré l’instant du drame — avec beaucoup de conviction — Tziflakos était resté de marbre.
— Vous avez entendu le récit de cet homme, reprit-il en tirant quelques bouffées. Si j’ai bien compris, je peux le résumer de la façon suivante : Héléna a fait sa connaissance dans l’intention de se faire assassiner par lui ! Raccourci en une phrase, cela paraît plutôt aberrant, pourtant, c’est bien ce que vous nous avez dit, monsieur Sauvage ?
François était toujours agenouillé devant le canapé. Il releva son visage barbouillé de sang et de larmes. Sa figure était devenue franchement asymétrique.
— C’est la vérité !
— Bien. Il nous a appris au passage qu’Héléna n’aimait personne, qu’elle s’enivrait et qu’elle n’aspirait qu’à cette mort qu’il lui a donnée sans trop se faire prier ! Toujours exact ?
— Toujours, fit François Sauvage.
Il s’assit sur le canapé et abandonna son pauvre corps torturé à la mollesse des coussins.
— Nous allons maintenant tenter d’y voir clair, reprit Angelo. Ce que je trouve frappant dans les déclarations de M. Sauvage, c’est le brusque changement d’attitude de la petite. Au début, elle plaisante, se passionne pour un match de football, et puis, tout à coup, c’est le revolver dans le sac et elle se met à le tourmenter au téléphone. Elle le fait venir et s’arrange pour qu’il la tue ! Sauvage croyait vivre un roman d’amour, erreur profonde, Héléna ne cherchait pas un amant, mais un exécuteur des hautes œuvres.
Angelo saisit le rebord de la table de ses deux mains, souleva le meuble et en martela le plancher.
— Voilà ce qu’il prétend nous faire croire !
Un murmure de protestation courut chez ses interlocuteurs.
— Constantin ! interpella Angelo.
Le vieillard sursauta dans son fauteuil.
— J’estime que tu es le principal témoin, et je te donne la parole !
L’infirme fut paniqué par cette brutale interpellation.
— Comment ? demanda-t-il.
— Ton opinion sur ce que tu as entendu. Parle, dis la vérité !
Tonton rassembla ses esprits tant bien que mal. Il eût aimé avaler un solide coup de whisky, mais n’osa pas, jugeant que le moment se prêtait peu à ce genre de requête.
— Je pense sérieusement qu’il a menti ! affirma-t-il.
— Explique-toi !
— Je ne dis pas qu’Héléna ne s’ennuyait pas un peu, non, faut être franc ! Par moments, elle « languissait » visiblement et parlait beaucoup de rentrer en France. Son rêve, c’était que nous abandonnions ici pour prendre une exploitation dans le Sud-Ouest. Mais de là à être neurasthénique, je proteste. Quand nous étions seuls, elle chantait presque tout le temps, ou bien mettait des disques…
— Elle ne te partait jamais de mourir ?
— Au grand jamais !
— Venons-en à Sauvage. Que te disait-elle de lui ?
Le vieux évita le regard qu’Henrico dardait sur lui.
— Du bien. Elle le trouvait artiste et intelligent.
— Tu te rendais compte qu’il y avait quelque chose entre eux ?
— Seulement de l’amitié. Je pensais que la peinture, ça ne pouvait que la distraire un brin.
— Et le peintre aussi ? demanda méchamment Henrico.
— Rien de mal, je te dis, mon gars. Rien de mal. Un ami, même pas : un copain !
— Tu avais l’impression qu’elle n’aimait personne ?
— Sûr que non ! protesta l’infirme. A chaque instant, elle passait derrière mon fauteuil et me mettait les mains sur les yeux « Devine qui c’est ! », criait-elle en riant. Nous étions rien que nous deux, je m’amusais… Parions que c’est Héléna ! », je répondais. « Et si un jour ce n’était pas moi ? faisait-elle. Hein, Tonton ? Si c’étaient deux mains étrangères et quelqu’un que tu ne connais pas ? »
— C’est pourtant clair, non ? fit Sauvage depuis le canapé. Elle faisait allusion à l’être que vous ignoriez qu’elle était en réalité !
— Qu’allez-vous chercher ! soupira Tonton. Elle jouait. Elle m’aimait bien ! Moi, je me porte garant de ça, vous m’entendez tous ? Elle m’aimait bien.
Son menton se remit à chevroter.
— Merci, dit Angelo. A toi, Elisabeth.
La mère saisit les deux pointes de son col noir et les réunit entre ses lèvres minces. Elle se mit à les mordiller.
— Tu ne veux pas parler ? encouragea Tziflakos d’une voix meilleure.
— Pour dire quoi ?
— Ton opinion sur l’histoire qu’il vient de nous raconter.
— Elle est si nouvelle pour moi ! J’ignore ce qu’il convient d’en penser.
— Tu y crois ou non ?
— Non !
— A cause ?…
— Héléna n’avait pas envie de mourir.
Elle s’adressa à François qui écoutait.
— Vous m’avez reproché de ne pas connaître mes enfants. C’est faux et odieux, je m’occupais parfaitement de mes filles. Héléna était une nature rêveuse, on ne doit pas bousculer les rêveurs ; ce sont des somnambules de la vie diurne. Un rêveur n’est pas un triste. Son visage semble mélancolique parce que son esprit est ailleurs, mais en fait, il est bien dans sa peau. Il vit les mille vies qui le tentent, il lui suffit de fixer un plafond blanc, le ciel ou une mouche dans le coin de la vitre. Je n’éprouvais aucune inquiétude à propos d’Héléna. De plus, elle nous aimait. Combien de fois l’ai-je vue entrer dans ma chambre, s’asseoir sur mon lit et me regarder tendrement. Elle aimait me voir m’habiller. « Tu as gardé un corps magnifique, maman, me répétait-elle. Je souhaite avoir le même à ton âge ! » Sont-ce là les préoccupations d’une fille qui prépare sa mort, Angelo ?