— C’est mon avis. Est-ce que sa mobylette est sous la remise ?
Il alla regarder et vit scintiller l’engin dans la pénombre du hangar.
— Clémentine ! appela-t-il à son tour. Voyons ! Clémentine…
Et, machinalement, il ajouta : « C’est moi », comme si sa grosse voix où fleurissait encore l’accent grec pouvait être celle d’un autre.
Personne ne répondit.
Les époux se rejoignirent devant la maison. Henrico se tenait sur le seuil, son fusil pendant au bout de sa main droite.
— Elle a fichu le camp ?
— On le dirait !
— Elle reviendra, soyez tranquilles !
— Seulement, elle risque de ne pas revenir seule ! dit Tziflakos.
Henrico bondit.
— Elle nous ferait ça ?
— Dans l’état ou elle est, c’est très possible…
— Alors, faisons vite !
— Je prends la voiture, avertit Elisabeth.
Les hommes rentrèrent dans le living.
Ils attendirent le départ d’Elisabeth. Le ronflement de la DeSoto se fit entendre et ils virent passer les phares dans la baie vitrée. Puis les larges feux rouges disparurent au tournant du chemin.
— Qu’est-ce qu’on attend ? s’impatienta Henrico. C’est le moment, non ?
CHAPITRE V
— Tous ensemble ? demanda Tonton.
Sa voix semblait plus fêlée que de coutume.
— Evidemment, tous ensemble, dit Henrico. A quoi ça rimerait, sinon ?
Angelo avait une façon très particulière de chasser, une façon qui tenait un peu du numéro de cirque. Pour tirer, il conservait son fusil sous l’aisselle et élevait le canon avec sa main enveloppant la détente. La mire d’un fusil ne lui avait jamais servi. Il tirait d’instinct et faisait mouche presque à tout coup.
Il plaça la crosse sous son bras, son médius se logea dans la boucle métallique protégeant les deux détentes tandis que son index se posait avec légèreté sur la première de celles-ci. Il fixait le rideau fermant la loggia. Tout comme à sa femme, cette mise en scène lui déplaisait. Il soupçonnait son gendre de l’avoir faite non par pudeur, mais par sadisme. Derrière l’étoffe, Sauvage entendait tout. Il attendait cette mort promise sans savoir où la situer. Elle allait crever le rideau pour l’atteindre, le manquer peut-être une première fois et revenir le hacher.
Angelo pensait à la figure meurtrie du peintre… A quoi ressemblerait-elle après la mitraillade ?
— Je compte jusqu’à trois, prévint Henrico. Un…, deux…
Angelo jeta son fusil sur la table.
— J’en ai marre ! fit-il.
Son gendre resta bouche bée, puis il éclata :
— A cause de Clémentine ? Vous avez peur d’elle ? De sa menace ? Mais, sapristi, elle va nous mener par le bout du nez, si vous n’y prenez garde. D’ici six mois, c’est elle qui dirigera cette maison, je le sens !
— Il n’est pas question de Clémentine !
— Alors, quoi ?
— Je n’aime pas tout ce cinéma !
Il désignait le rideau et leur groupe ahurissant avec Tonton dans son fauteuil, crispé sur son vieux fusil.
— Vous préférez que j’ouvre le rideau ?
— Non. Je ne tirerai pas.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis pas un assassin !
— Ah ! bon, la crise de conscience ! gouailla méchamment Henrico.
— Peut-être ! Appelle ça comme tu voudras.
— Le bourreau, selon vous, est un assassin ?
— Je n’ai pas la vocation de bourreau.
— Il a tué votre fille.
— Je ne l’oublie pas !
— Il y a un instant, nous nous disputions pour savoir qui l’abattrait. Vous entendiez tirer seul !
— Et probablement l’aurais-je fait !
— Qu’est-ce qui s’est passé, depuis tout à l’heure ?
— Du temps. Il m’a permis de réfléchir…
Tziflakos s’approcha de son fusil et le désarma.
— Mais ça n’engage que moi, mon garçon. Tirez tant que vous voudrez !
Il jeta les deux cartouches sur la table avec les autres. Elles sentaient la poudre, la chasse.
— Vous ne nous facilitez pas les choses ! fulmina Henrico.
— Deux fusils suffisent pour tuer un homme ! Et même un seul coup de feu, à condition qu’il soit bien administré…
— Je crois que tu as raison, dit Tonton. Tu veux me reprendre mon fusil, Angelo ?
Angelo saisit l’arme que l’infirme tenait à peine.
— Alors, c’est le grand dégonflage, hein ? glapit Henrico.
Il avait des sanglots rageurs dans la voix.
— Je pense, Henrico, que tes revendications de tout à l’heure étaient fondées : c’est à toi de faire ça !
— D’accord, c’est à moi !
Henrico s’approcha du rideau. Il épaula et, de la pointe de son canon, chercha à situer Sauvage au-delà de l’étoffe. Tonton ferma les yeux. Son menton touchait presque la pointe de son nez, lui donnant l’aspect grotesque de ces casse-noisettes représentant une tête d’homme. Angelo s’assit. Il éprouvait une violente tristesse. Une tristesse aussi physique que morale. Jamais l’absence d’Héléna ne lui avait été aussi pénible. Au bout de quelques secondes, comme le coup de feu ne partait pas, il releva la tête et considéra son gendre. Il le voyait de profil. Un tremblement agitait les épaules d’Henrico. De grosses gouttes de sueur coulaient sur sa tempe et il crispait tellement ses mâchoires que son maxillaire formait une bosse blanche au bas de sa joue.
— Ton fusil est enrayé ? demanda Tziflakos.
Henrico rentra la tête dans les épaules. Puis son fusil s’abaissa lentement. Un instant, il se redressa, mais ce fut pour retomber aussitôt, définitivement.
— Moi non plus, dit-il d’un ton effrayé. Moi non plus, je ne peux pas…
Angelo alla jusqu’à lui.
— On n’a pas à avoir honte, Henrico ! Nous sommes d’honnêtes gens et la vengeance n’est pas une chose honnête !
Il saisit le pan du rideau et ouvrit celui-ci d’un coup sec. Les trois hommes poussèrent un cri. Clémentine se trouvait debout derrière François Sauvage, blême, le nez pincé, morte de peur. Elle tenait l’une des mains ligotées du peintre et attendait avec lui la décharge.
CHAPITRE VI
Angelo vit la fenêtre de la loggia ouverte et comprit que sa fille était entrée par là. Sans un mot, il se mit à délier Sauvage.
— Misère de mes os ! bégayait Tonton qui ne surmontait plus son émotion. Misère de mes os ! Ce qui aurait pu arriver, tout de même !
La corde devint lâche et s’échappa de la bouche de François. Il semblait à ce dernier qu’elle l’avait cisaillé d’une oreille à l’autre. Il remua les mâchoires avec difficulté et promena sa langue à demi paralysée sur ses lèvres sanglantes.
— Merci ! dit-il simplement en se tournant vers Clémentine.
La jeune fille s’assit près de lui sur le canapé.
— Alors, il t’a eue aussi, hein ? soupira Henrico. Il a tué ta sœur, mais tu es tombée amoureuse quand même ! Oh ! ce que tout ça me dégoûte ! Y a donc que moi de pur dans le monde ? Grand imbécile que je suis !
Angelo marcha au téléphone et agita la manivelle de l’appareil mural. La standardiste de nuit répondit presque aussitôt.
— Donnez-moi la police ! fit Tziflakos.
Il eut une voix chantante au bout du fil.
— L’inspecteur Moussy est encore là ? demanda-t-il.