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— Non, mais on peut le joindre.

— Alors, dites-lui qu’il vienne d’urgence chez les Tziflakos, le meurtrier de leur fille s’y trouve…

— Quoi ? s’effara le correspondant.

Angelo raccrocha sans autre explication. Comme dans les films, il regarda un instant l’appareil avant de se retourner. Des pensées confuses le hantaient. Pour la première fois, il se sentit au seuil de la vieillesse. D’ici cinq ans, ou peut-être dix, il serait un vieil homme, comme son frère. Les rhumatismes qui le tenaillaient par instants lui bloqueraient alors les jambes. Leur père déjà… Et, avant leur père, le grand-père Tziflakos avait été gisant pendant quinze ans dans son village de Macédoine, sur un véhicule que lui avait confectionné son fils et qui tenait de la brouette plus que du fauteuil orthopédique !

Pour Angelo, cela irait plus vite que pour ses aînés, il le pressentait. Mais il ne redoutait pas l’avenir. Elisabeth serait là, sèche et fidèle, pour l’assister.

— Dites, se lamenta Tonton, je ne me sens pas des mieux. Ça vous ennuierait de me mener coucher ?

Sans un mot, Henrico et Angelo se placèrent comme chaque soir de part et d’autre du fauteuil qu’ils empoignèrent par les montants.

Quand ce serait au tour d’Angelo d’être rivé sur ce siège, se trouverait-il deux hommes forts dans la maison pour le monter dans sa chambre, ou bien devrait-on lui installer un lit dans le living ?

C’est la question qu’il se posait en escaladant l’escalier, marche après marche. Ce soir, Tonton lui paraissait beaucoup plus lourd…

Ils disparurent. Sauvage et Clémentine furent seuls.

— Pourquoi avez-vous dit que vous aviez tué Héléna ? demanda-t-elle en regardant droit devant elle.

On voyait la nuit à travers la baie vitrée, des étoiles aussi brillantes que les étoiles en strass décorant les cartes de Noël.

— Parce que je l’aime, répondit-il. Devenir son assassin, c’est tout ce qui me reste. C’est le seul lien collectif, officiel, qui me rattache encore à elle.

— Nous sommes aussi fous l’un que l’autre, dit-elle fièrement. Vous croyez que c’est parce que nous avons un tempérament artistique ?

La puérilité de la question le fit sourire.

— Tous les artistes ne sont pas fous. Clémentine. Du moins ne sont-ils pas fous de cette façon… Comment savez-vous que je n’ai pas tué Héléna ?

— Parce que c’est moi qui l’ai tuée, répondit-elle.

Le peintre ne montra aucune surprise.

— Oui, j’y ai pensé toute la soirée, depuis que vous m’avez couru après dans la cour. Je suis revenu m’accuser uniquement pour vous mettre en face de vos responsabilités.

— Je ne pouvais rien dire. Comment apprendre une chose pareille à mes parents ? Ils ont déjà enterré une fille aujourd’hui…

— Il ne faudra rien dire ! décida Sauvage. Comment cela s’est-il passé ?

— En allant à ma leçon de violon, je me suis aperçue que j’avais oublié ma partition. Je suis revenue la chercher. Vous étiez déjà là… J’ai assisté à tout…

— C’est-à-dire ?

— Héléna vous a demandé si vous l’aimiez au point de mourir avec elle. Vous avez répondu que oui. Alors, elle vous a tendu le revolver en vous disant : « Tuez-vous d’abord et je me tuerai ensuite. » Sans hésiter, vous avez saisi l’arme et l’avez portée à votre tempe. Vous alliez tirer. Elle l’a compris. Elle a crié : « Non, François, je vous aime ! », et elle a ajouté que c’était un test. Elle vous a embrassé longuement et vous a demandé de partir. « Dès ce soir, je parlerai à mes parents et j’irai vous rejoindre. Nous partirons, François. Je vivrai avec vous. Nous achèterons des poireaux ensemble, et nous prendrons des trains ensemble. » N’est-ce pas, qu’elle vous a dit cela ?

— Elle me l’a dit.

— Vous êtes reparti. Comme vous sembliez heureux, transformé ! Vous ne touchiez pas terre. Moi, je suis entrée. Héléna se trouvait sur le canapé. Elle jouait avec le revolver. Elle aussi paraissait heureuse.

« Tu t’imagines que le clan va te laisser partir, Héléna ? », me suis-je écriée… Nous avons eu une discussion. Elle m’affirmait qu’elle ne pouvait plus vivre sans vous et qu’elle préférait se tuer plutôt que de vous perdre… Alors, je ne sais pas ce qui s’est produit…

On entendait les pas pesants des hommes, au premier, en train de placer Tonton dans son lit.

— Vous étiez jalouse d’elle ?

— Oui. Elle me défiait. Elle me disait : « Mais, ma parole, tu l’aimes aussi, petite crétine ! » Et alors, il y a eu le coup de feu, comme vous l’avez décrit tout à l’heure, à peu de chose près. Héléna était morte ! J’ai été incrédule un moment avant de réaliser l’horrible vérité. Je ne voulais pas que mes parents sachent. Pas pour moi, pour eux… Comment vous faire comprendre ?

— Mais je comprends très bien, Clémentine ! s’étonna le peintre.

— J’ai essuyé l’arme, je suis montée chercher ma partition et je suis repartie. Il y avait un autre élève avant moi dont la leçon a dépassé le temps prévu. Mon professeur est un vieux bonhomme qui ne marchande pas son temps. C’est lui qui s’est excusé de m’avoir fait attendre.

Il y eut un silence. Henrico et Angelo firent gémir les marches du haut.

— Il faut que je dise tout ? demanda-t-elle.

Il lut son effroi et secoua la tête.

— Mais non, Clémentine, puisque je vous dis que c’est mieux ainsi. Désormais, votre châtiment, ce sera de devoir vous taire, vous taire à tout prix, vous taire pour toujours…

Elle se mit à pleurer.

*

L’inspecteur Moussy arriva une heure plus tard. Sa peau grasse luisait à la lumière électrique. Il semblait rance. En apercevant Sauvage couvert d’ecchymoses et de sang, son visage s’éclaira.

— Tiens donc ! On dirait que j’avais vu juste !

— Je vous avais menti parce que je tenais à lui arracher moi-même son aveu, déclara Henrico.

— Je n’aime pas beaucoup ça, grinça l’Arabe. Qui vous a permis de mentir à la police et de la suppléer ? Si vous n’étiez pas le mari de la victime, je…

Angelo lui tendit la confession de Sauvage.

— Ne nous emmerdez pas, inspecteur. C’est vous qui aviez démasqué le meurtrier, après tout, c’est la seule chose qui importe. Voici ses aveux écrits de sa main. Emmenez-le, j’ai besoin d’aller me coucher !

Moussy empocha le document après l’avoir lu. Puis il fit claquer les menottes sur les poignets de Sauvage.

— Je vous reverrai demain ! avertit le policier.

— C’est ça ! demain, répondit Tziflakos.

Moussy entraîna Sauvage vers la jeep rangée devant le perron. Avant de sortir, François se tourna vers les trois personnages alignés devant le canapé.

— Ecoutez, balbutia-t-il.

— Non ! trancha durement Angelo. C’est pas la peine ! Nous n’aurons jamais plus rien à nous dire.

Un peu plus tard, Elisabeth revint, très surexcitée. Elle se calma en apercevant sa fille.

— Ah ! bon, tu es là ! s’exclama-t-elle, soulagée. J’ai croisé une jeep en revenant, poursuivit-elle. Il m’a semblé que c’était celle de la police.

— Tu ne t’es pas trompée…

— Alors ?…

Elle reniflait, cherchant des odeurs de poudre et examinait le plancher pour s’assurer qu’aucune flaque de sang…

— Nous avons préféré cette solution, dit Angelo.

— Vous avez bien fait.

Elle s’approcha de sa fille et lui mit la main sur l’épaule.