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— Toutes les femmes en ont, murmura Elisabeth afin de calmer son gendre dont elle comprenait la détresse.

Elle, elle n’avait jamais eu de secrets. Elle avait toujours su repousser les rêveries et leurs pernicieuses sollicitations.

— Et que t’a-t-elle dit ? reprit Angelo.

Son insistance déprimait Tonton. Ce qui faisait la force de son cadet, c’était sa tranquille obstination. L’existence d’Angelo ressemblait au cheminement d’un char d’assaut. Elle filait droit, renversant ou écrasant les obstacles, implacable et forte, sûre de sa vérité, de son bon droit, de sa mission.

— Voyons, Constantin, elle t’a appris ça de quelle façon ?

— Il peignait près des oliviers. Elle s’est approchée pour regarder son tableau et elle a trouvé ça joli.

— Salaud ! grommela Henrico qui éprouvait une instinctive défiance pour tout ce qui touchait à l’art.

Il affrontait la vie avec ses poings et les femmes avec son rire et ses yeux de loup. Qu’on cherchât à les capturer en étalant des couleurs sur une toile l’ulcérait.

— Et après ? demanda Angelo.

Tonton se rappelait mal les premières confidences de sa défunte nièce. Elles lui avaient été faites de façon fragmentaire et il intervertissait l’ordre des événements. Il revoyait François Sauvage arrivant un après-midi dans sa 2 CV cabossée. C’était un homme de trente-cinq ans, petit, aux cheveux châtain foncé, coupés court, à la peau bronzée, aux yeux très clairs. Il portait ce jour-là un pantalon de toile jaune et une chemise blanche déboutonnée jusqu’à la ceinture. Et puis des bottes. Sauvage ne se chaussait que de bottes, c’était sa coquetterie, presque une manie. Il en possédait toute une collection : des bottes mexicaines, des bottes de cavalier, des bottes de cow-boy, des bottes hongroises au cuir fin comme du cuir de gants… Il avait attendu un instant sur l’esplanade inondée de soleil, en clignant des yeux dans la lumière. Il paraissait indécis, ou plutôt intimidé. Peut-être redoutait-il de rencontrer le mari d’Héléna ? Et puis, il s’était décidé. Il avait pris une de ses toiles dans l’auto, un tableau de faibles dimensions…

— Et après ? réitéra Angelo.

— Attends ! fit Tonton…

Oui, il revoyait… Héléna se trouvait dans la pièce avec lui. Sur le canapé, justement, où elle devait mourir quelques mois plus tard… Elle lisait. Il se rappelait même le livre dont la couverture représentait un arbre convulsé dans l’orage. Sauvage s’était avancé, son tableau sous le bras ; il avait gravi les marches de la véranda et, parvenu à la porte grillagée, avait cherché une surface solide sur laquelle frapper pour signaler sa présence. De l’extérieur, il ne pouvait voir dans la salle de séjour des Tziflakos et il avait la mine empruntée d’un adolescent rendant visite à une jeune fille pour la première fois.

— Il est venu, récita Tonton, l’œil mi-clos. Il apportait un de ses tableaux a Héléna. Ça représentait un ananas, je me rappelle, juste un ananas posé sur une assiette bleue. Tout de suite, je ne sais pas, j’ai cru qu’il voulait le vendre. En le voyant, Héléna est devenue toute pâle.

Il se tut. Angelo approuva d’un hochement de tête, un peu comme un maître d’école encourage un élève peu doué qui lui récite sa leçon.

— Il lui a tendu le tableau. Il lui a dit : « C’est pour vous. » Ensuite, il m’a vu. Il est venu me saluer.

— Un tableau ! s’exclama Henrico, plein d’une féroce incrédulité. Un tableau ! Pour quoi faire ? Où est-il ? Vous vous foutez de nous !

— Héléna a refusé ! dit Tonton.

— Ah ! tout de même ! s’exclama le jeune veuf, soulagé.

— Elle lui a dit « Non, merci, ce n’est pas possible. »

— Et lui, insista Elisabeth, que lui a-t-il répondu ?

Tonton réfléchit. La scène demeurait présente à son esprit. François Sauvage, gauchement, avait regardé son tableau comme s’il n’en était pas l’auteur, comme s’il le voyait pour la première fois. Et puis il l’avait crevé d’un coup de poing. Son geste n’avait cependant rien eu de brutal.

« Je comprends, avait-il murmuré, mais comme je l’avais peint pour vous… »

Henrico s’étrangla :

— Il l’avait peint pour elle ! Quel salaud ! De quel droit ? Qu’est-ce qui lui permettait de peindre des tableaux pour ma femme et de venir faire du cinéma ici en les démolissant ? Hein ? Tout ça va se payer ! Et ça va être cher !

— Calme-toi ! ordonna Angelo.

— Me calmer en entendant des choses pareilles !

— Calme-toi, répéta son beau-père.

Il demanda à Tonton :

— Qu’ont-ils fait, ensuite ?

L’infirme manœuvra son fauteuil jusqu’à la bouteille de scotch posée sur un coin de table. Elisabeth lui prit la bouteille des mains.

— Parlez d’abord !

Il vit les yeux ardents de sa belle-sœur fixés sur lui, brûlants, pénétrants, quasi cruels, et il se sentit infiniment seul et diminué au milieu de sa famille. Il chercha un secours chez Clémentine, mais la jeune fille lui tournait le dos. Elle aussi savait des choses. Elle aussi était dans la confidence ! Elle était lâche de ne pas l’aider, de le laisser se débattre seul avec ses trois tourmenteurs.

— Qu’ont-ils fait ensuite ? répéta Angelo.

— Héléna a eu les larmes aux yeux. Et puis elle a pris son album de timbres et elle est allée le lui montrer sous la véranda.

— Il est resté longtemps ?

— Une demi-heure environ.

— Ensuite, il est parti ?

— Oui. En emportant son tableau crevé.

— Et Héléna t’a parlé à ce moment-là ?

— Elle m’a dit qu’elle aimait la peinture, surtout celle de Sauvage, qu’il avait du talent, que c’était un artiste…

— Et toi ?

— Quoi, moi ?

— Tu n’as rien dit ?

— Que voulais-tu que je dise ? Ils ne faisaient rien de mal ! On était si seuls, ici ! Héléna surtout !

Henrico bondit, l’œil hagard.

— Ah ! elle était seule ?

Tonton le brava, parce qu’il avait la vérité pour lui et qu’il se sentait fort derrière ce solide paravent.

— Très seule, oui, mon garçon !

— Et moi, dites ? gémit Henrico. Je n’étais pas son mari, peut-être ?

— Un mari qui travaillait trop et qui ne parlait pas assez, Henrico, assura Tonton. Quand tu rentrais des plantations, tu t’asseyais, tu écoutais la radio sans rien dire en te balançant dans le fauteuil qui est là.

— Parce que j’étais fatigué !

— Les femmes n’aiment pas les hommes fatigués lorsqu’elles ne sont pas fatiguées elles-mêmes, s’enhardit le vieillard.

Henrico sortit sans rien dire. Il sauta les quatre marches de la véranda et marcha à la voiture. Il se mit au volant et démarra. Comme il manœuvrait, Angelo le héla :

— Où vas-tu, Henrico ? cria-t-il de la porte.

Le garçon accéléra. Mais, se ravisant, il freina et enclencha le bouton de la marche arrière dans la boîte automatique de la vieille DeSoto.

L’auto recula d’un bond et s’immobilisa brutalement devant le perron.

Le moteur tournait sans bruit. La DeSoto frémissait dans le soleil. Jamais elle n’avait été aussi écarlate. Ses chromes scintillaient d’une façon insoutenable.

Henrico sauta de son siège et vint se planter devant son beau-père.

— Je ne vous l’ai pas encore dit, père, mais, tout à l’heure, j’ai menti à ce salaud de flic. Je n’ai pas vu Sauvage au moment du drame.