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Angelo fil une grimace.

— Alors, pourquoi as-tu dit à l’inspecteur que tu l’avais vu ?

— Pour l’innocenter, assura Henrico. Cette histoire ne regarde pas la police d’ici. Elle est à nous, non ?

Angelo approuva.

— Oui, mon fils, elle est à nous.

Il descendit les marches et murmura simplement en montant dans la voiture :

— Je vais avec toi.

L’ENQUÊTE

CHAPITRE PREMIER

Il était couché dans un hamac, à plat ventre, les bras pendant hors du filet dont les larges et rudes mailles lui meurtrissaient le visage.

Le hamac, attaché à deux troncs d’oliviers torturés par l’âge, demeurait immobile. François regardait la lutte farouche de deux scarabées, bleutés comme l’acier, sur le sol galeux. L’un d’eux s’acharnait sur son adversaire qu’il avait retourné et qui agitait misérablement ses pattes grêles.

François pensait à certaines toiles de Bernard Buffet consacrées aux insectes. Il les admirait rétrospectivement en contemplant les modèles. Buffet avait su exprimer cet aspect de la nature. Son graphisme restituait le côté aigu, sombre et louche des bestioles. Est-ce qu’un jour le règne de l’insecte s’affirmerait ? François Sauvage imaginait les millions d’espèces miraculeusement dressées sur leurs pattes postérieures et partant pour la plus terrifiante des conquêtes.

Le bleu moiré des deux scarabées ressemblait au bleu des yeux d’Héléna. Un jour, bientôt, il peindrait de mémoire le portrait d’Héléna. Et ce serait une Héléna inconnue de tout le monde, une Héléna que lui seul avait vue, l’espace d’un instant, l’espace d’une seconde…

Il y eut un bruit de dérapage dans le chemin de terre. Sauvage fit un effort pour tourner la tête et vit la grosse voiture rouge des Tziflakos stoppée à quelques mètres de là dans un nuage de poussière ocre. Il ne l’avait pas entendue arriver. Le père et le mari d’Héléna en descendirent de part et d’autre et se rejoignirent à l’avant de l’auto. Ils regardaient en direction de la maison.

— C’est moi que vous désirez voir ?

Ils se retournèrent et le virent, affalé dans son hamac, semblable à un grand poisson blanc dans les rets d’une nasse.

Angelo et son gendre s’approchèrent du peintre. Dans leur costume noir, ils ressemblaient à deux tueurs que Sauvage avait vus dans un film américain. Leur visage contracté était aussi blanc que leur chemise au col dégrafé.

François sentit combien sa posture devait paraître ridicule. L’abandon est un acte intime. Il fit un effort pour se mettre sur le dos, mais n’y put parvenir, car la boucle de sa ceinture s’était prise dans une maille du hamac. Il voulut parler, dire une phrase de bienvenue aux arrivants, seulement leur expression farouche condamnait toute civilité.

Ils dardaient sur lui d’étranges regards de loups. Il y eut un moment très intense pendant lequel les trois hommes se fixèrent impitoyablement. Tziflakos et son gendre penchaient un peu la tête, afin de mieux le voir. Enfin, Henrico parut se dégager d’une pathétique méditation. Il sortit de sa poche un couteau à manche de corne et, du pouce, fit jouer le système commandant l’ouverture de la lame. Celle-ci jaillit avec un déclic et son reflet fulgura dans la lumière nue.

« Il va me tuer ! » pensa le peintre à toute volée.

Son être tout entier se contracta. Il vit de nouveau scintiller la lame et n’eut pas le temps de comprendre. D’un geste péremptoire, Henrico trancha la corde du hamac et Sauvage s’écrasa au sol, la tête la première. Il fut étourdi. Une cuisante douleur l’éblouit et il lui parut que sa pommette droite enflait instantanément. Il se dépêtra à grand-peine, meurtri et furieux. Du sang se mit à ruisseler sur sa joue.

Henrico guettait ses réactions en actionnant le cran de sûreté pour plier la lame. Il espérait une attaque du peintre. Mais Sauvage n’eut pas envie de se battre. Il n’aurait pas su porter le moindre coup à son adversaire. Il détestait la violence.

— Je n’aime pas ça, Henrico ! reprocha Angelo.

Tziflakos caressa du pouce ses gros sourcils en accent circonflexe.

— Excusez-le, fit-il à Sauvage, mon gendre est à bout de nerfs.

François porta la main à sa pommette tuméfiée et la retira, rouge de sang. Il pensa confusément que c’était un rouge intéressant et sortit son mouchoir pour en faire une compresse de fortune. Angelo ne perdait pas un de ses gestes. Il se demandait si ce petit homme avait été l’amant de sa fille. Sauvage n’était pas beau, mais il y avait dans toute sa personne quelque chose de tendre et de pathétique.

— Venez avec nous ! ordonna-t-il brusquement.

— Où ça ? demanda le peintre.

— A la maison.

François Sauvage ne protesta pas. Sa soumission déconcertait Henrico qui la prenait pour de la lâcheté. Les lâches l’avaient toujours désarmé. Ce battant dur et violent qui soulevait des tracteurs perdait ses moyens en face d’un poltron. Il aimait se battre, mais avait horreur de faire peur.

Ils marchèrent tous trois jusqu’à la voiture. Entre les deux personnages en noir, Sauvage paraissait particulièrement fluet. Sa chemise déboutonnée jusqu’à la ceinture découvrait son torse menu. Il était chaussé de bottes basses en cuir beige clair. Henrico s’arrêta soudain pour lui laisser prendre du champ et le contempler de dos. Le peintre fit encore quelques pas et s’arrêta. Henrico tordit la bouche en signe de profond mépris.

— Regardez-le ! dit-il à son beau-père, une vraie gonzesse !

— Allons, viens ! fit sèchement Angelo, agacé par l’attitude du garçon.

Le cadet des Tziflakos aimait la dignité avant toute chose. Il jugeait sévèrement le comportement de son gendre. Le coup du hamac ne lui avait pas plu. Angelo ouvrit la portière.

— Montez ! dit-il à François Sauvage. Il y a de la place pour trois à l’avant.

Le peintre s’assit au milieu de la banquette et croisa les bras. Il tenait son mouchoir en boule dans le creux de sa main droite. La pochette de soie, humide de sang, commençait à devenir poisseuse.

*

Tonton guettait, embusqué derrière le grillage de la porte. Il écoutait les sourds battements de son cœur marteler sa vieille poitrine. L’infirme avait horreur de ce bruit qui le terrifiait et qu’il ne pouvait pas fuir. Il songeait au moment inéluctable où ces battements s’affaibliraient, s’estomperaient, cesseraient. Depuis qu’il vivait dans un fauteuil, la mort lui paraissait beaucoup plus terrifiante, beaucoup plus inacceptable. Il allait disparaître pauvrement, sans panache, ligoté déjà par la mort de ses jambes. Il ne laisserait rien, pas même des regrets. Son existence ressemblait à un tapis qui s’enroulait sur ses talons. Est-ce qu’un homme avait trouvé le moyen de faire du lait avec de l’herbe ? Il enviait ceux qui peuvent se retourner, parvenus au bout de leur route, et pleurer sur leur sillage. Constantin Tziflakos ne laissait pas de sillage derrière lui.

— Tu as mal ? demanda Clémentine.

Il tourna vers la jeune fille ses yeux harassés. Elle le considérait avec intérêt, mais sans marquer d’inquiétude. Il fut frappé par ce manque de compassion. L’indifférence est plus impitoyable que la haine. Il aurait aimé trouver de l’anxiété dans les yeux de sa jeune nièce.

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Tu te tiens la poitrine.

— C’est mon cœur ; il cogne fort ?