Donc elle avait franchi cette barrière qui semble cacher l’avenir avec toutes ses joies, ses bonheurs rêvés. Elle sentait comme une porte ouverte devant elle; elle allait entrer dans l’Attendu.
La cérémonie finissait. On passa dans la sacristie presque vide; car on n’avait invité personne; puis on ressortit.
Quand ils apparurent sur la porte de l’église, un fracas formidable fit faire un bond à la mariée et pousser un grand cri à la baronne: c’était une salve de coups de fusil tirée par les paysans; et jusqu’aux Peuples les détonations ne cessèrent plus.
Une collation était servie pour la famille, le curé des châtelains et celui d’Yport, le marié et les témoins choisis parmi les gros cultivateurs des environs.
Puis on fit un tour dans le jardin pour attendre le dîner. Le baron, la baronne, tante Lison, le maire et l’abbé Picot se mirent à parcourir l’allée de petite mère; tandis que, dans l’allée en face, l’autre prêtre lisait son bréviaire en marchant à grands pas.
On entendait, de l’autre côté du château, la gaieté bruyante des paysans qui buvaient du cidre sous les pommiers. Tout le pays, endimanché, emplissait la cour. Les gars et les filles se poursuivaient.
Jeanne et Julien traversèrent le bosquet, puis montèrent sur le talus, et, muets tous deux, se mirent à regarder la mer. Il faisait un peu frais, bien qu’on fût au milieu d’août; le vent du nord soufflait, et le grand soleil luisait durement dans le ciel tout bleu.
Les jeunes gens, pour trouver de l’abri, traversèrent la lande en tournant à droite, voulant gagner la vallée ondulante et boisée qui descend vers Yport. Dès qu’ils eurent atteint les taillis, aucun souffle ne les effleura plus, et ils quittèrent le chemin pour prendre un étroit sentier s’enfonçant sous les feuilles. Ils pouvaient à peine marcher de front; alors elle sentit un bras qui se glissait lentement autour de sa taille.
Elle ne disait rien, haletante, le cœur précipité, la respiration coupée. Des branches basses leur caressaient les cheveux; ils se courbaient souvent pour passer. Elle cueillit une feuille; deux bêtes à bon Dieu, pareilles à deux frêles coquillages rouges, étaient blotties dessous.
Alors elle dit, innocente et rassurée un peu:
– Tiens, un ménage.
Julien effleura son oreille de sa bouche:
– Ce soir vous serez ma femme.
Quoiqu’elle eût appris bien des choses dans son séjour aux champs, elle ne songeait encore qu’à la poésie de l’amour, et fut surprise. Sa femme? ne l’était-elle pas déjà?
Alors il se mit à l’embrasser à petits baisers rapides sur la tempe et sur le cou, là où frisaient les premiers cheveux. Saisie à chaque fois par ces baisers d’homme auxquels elle n’était point habituée, elle penchait instinctivement la tête de l’autre côté pour éviter cette caresse qui la ravissait cependant.
Mais ils se trouvèrent soudain sur la lisière du bois. Elle s’arrêta, confuse d’être si loin. Qu’allait-on penser?
– Retournons, dit-elle.
Il retira le bras dont il serrait sa taille, et, en se tournant tous deux, ils se trouvèrent face à face, si près qu’ils sentirent leurs haleines sur leurs visages; et ils se regardèrent. Ils se regardèrent d’un de ces regards fixes, aigus, pénétrants, où deux âmes croient se mêler. Ils se cherchèrent dans leurs yeux, derrière leurs yeux, dans cet inconnu impénétrable de l’être, ils se sondèrent dans une muette et obstinée interrogation. Que seraient-ils l’un pour l’autre? Que serait cette vie qu’ils commençaient ensemble? Que se réservaient-ils l’un à l’autre de joies, de bonheurs ou de désillusions en ce long tête-à-tête indissoluble du mariage? Et il leur sembla, à tous les deux, qu’ils ne s’étaient pas encore vus.
Et tout à coup, Julien, posant ses deux mains sur les épaules de sa femme, lui jeta à pleine bouche un baiser profond comme elle n’en avait jamais reçu. Il descendit, ce baiser, il pénétra dans ses veines et dans ses moelles; et elle en eut une telle secousse mystérieuse qu’elle repoussa éperdument Julien de ses deux bras, et faillit tomber sur le dos.
– Allons-nous-en. Allons-nous-en, balbutia-t-elle.
Il ne répondit pas, mais il lui prit les mains qu’il garda dans les siennes.
Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à la maison. Le reste de l’après-midi sembla long.
On se mit à table à la nuit tombante.
Le dîner fut simple et assez court, contrairement aux usages normands. Une sorte de gêne paralysait les convives. Seuls les deux prêtres, le maire et les quatre fermiers invités montrèrent un peu de cette grosse gaieté qui doit accompagner les noces.
Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il était neuf heures environ; on allait prendre le café. Au-dehors, sous les pommiers de la première cour, le bal champêtre commençait. Par la fenêtre ouverte on apercevait toute la fête. Des lumignons pendus aux branches donnaient aux feuilles des nuances de vert-de-gris. Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant un air de danse sauvage qu’accompagnaient faiblement deux violons et une clarinette juchés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson des instruments; et la frêle musique déchirée par les voix déchaînées semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de quelques notes éparpillées.
Deux grandes barriques entourées de torches flambantes versaient à boire à la foule. Deux servantes étaient occupées à rincer incessamment les verres et les bols dans un baquet, pour les tendre, encore ruisselants d’eau, sous les robinets d’où coulait le filet rouge du vin ou le filet d’or du cidre pur. Et les danseurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu’ils préféraient.
Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromage et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps en temps, et, sous le plafond de feuilles illuminées, cette fête saine et violente donnait aux convives mornes de la salle l’envie de danser aussi, de boire au ventre de ces grosses futailles en mangeant une tranche de pain avec du beurre et un oignon cru.
Le maire qui battait la mesure avec son couteau s’écria:
– Sacristi! ça va bien, c’est comme qui dirait les noces de Ganache.
Un frisson de rire étouffé courut. Mais l’abbé Picot, ennemi naturel de l’autorité civile, répliqua:
– Vous voulez dire de Cana.
L’autre n’accepta pas la leçon.
– Non, monsieur le curé, je m’entends; quand je dis Ganache, c’est Ganache.
On se leva et on passa dans le salon. Puis on alla se mêler un peu au populaire en goguette. Puis les invités se retirèrent.
Le baron et la baronne eurent à voix basse une sorte de querelle. Mme Adélaïde, plus essoufflée que jamais, semblait refuser ce que demandait son mari; enfin elle dit, presque haut:
– Non, mon ami, je ne peux pas, je ne saurais comment m’y prendre.
Petit père alors, la quittant brusquement, s’approcha de Jeanne.
– Veux-tu faire un tour avec moi, fillette?
Tout émue, elle répondit: