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Quelquefois le guide, tendant la main vers les hauteurs escarpées, disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, ne voyaient rien, puis découvraient enfin quelque chose de gris pareil à un amas de pierres tombées du sommet. C’était un village, un petit hameau de granit accroché là, cramponné comme un vrai nid d’oiseau, presque invisible sur l’immense montagne.

Ce long voyage au pas énervait Jeanne. « Courons un peu », dit-elle. Et elle lança son cheval. Puis comme elle n’entendait pas son mari galoper près d’elle, elle se retourna et se mit à rire d’un rire fou en le voyant accourir, pâle, tenant la crinière de la bête et bondissant étrangement. Sa beauté même, sa figure de beau cavalier rendaient plus drôles sa maladresse et sa peur.

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Ils se mirent alors à trotter doucement. La route, maintenant, s’étendait entre deux interminables taillis qui couvraient toute la côte, comme un manteau.

C’était le maquis, l’impénétrable maquis, formé de chênes verts, de genévriers, d’arbousiers, de lentisques, d’alaternes, de bruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis que reliaient entre eux, les mêlant comme des chevelures, des clématites enlaçantes, des fougères monstrueuses, des chèvrefeuilles, des cystes, des romarins, des lavandes, des ronces, jetant sur le dos des monts une inextricable toison.

Ils avaient faim. Le guide les rejoignit et les conduisit auprès d’une de ces sources charmantes, si fréquentes dans les pays escarpés, fil mince et rond d’eau glacée qui sort d’un petit trou dans la roche et coule au bout d’une feuille de châtaignier disposée par un passant pour amener le courant menu jusqu’à la bouche.

Jeanne se sentait tellement heureuse qu’elle avait grand-peine à ne point jeter des cris d’allégresse.

Ils repartirent et commencèrent à descendre, en contournant le golfe de Sagone.

Vers le soir, ils traversèrent Cargèse, le village grec fondé là, jadis, par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes et belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la taille fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe auprès d’une fontaine. Julien leur ayant crié « Bonsoir », elles répondirent d’une voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné.

En arrivant à Piana, il fallut demander l’hospitalité comme dans les temps anciens et dans les contrées perdues. Jeanne frissonnait de joie en attendant que s’ouvrît la porte où Julien

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avait frappé. Oh ! c’était bien un voyage, cela ! avec tout l’imprévu des routes inexplorées.

Ils s’adressaient justement à un jeune ménage. On les reçut comme les patriarches devaient recevoir l’hôte envoyé de Dieu, et ils dormirent sur une paillasse de maïs, dans une vieille maison vermoulue dont toute la charpente piquée des vers,

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parcourue par les longs tarets mangeurs de poutres, bruissait, semblait vivre et soupirer.

Ils partirent au soleil levant et bientôt ils s’arrêtèrent en face d’une forêt, d’une vraie forêt de granit pourpré. C’étaient des pics, des colonnes, des clochetons, des figures surprenantes modelées par le temps, le vent rongeur et la brume de mer.

Hauts jusqu’à trois cents mètres, minces, ronds, tortus, crochus, difformes, imprévus, fantastiques, ces surprenants rochers semblaient des arbres, des plantes, des bêtes, des monuments, des hommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseaux démesurés, tout un peuple monstrueux, une ménagerie de cauchemar pétrifiée par le vouloir de quelque Dieu extravagant.

Jeanne ne parlait plus, le cœur serré, et elle prit la main de Julien qu’elle étreignit, envahie d’un besoin d’aimer devant cette beauté des choses.

Et soudain, sortant de ce chaos, ils découvrirent un nouveau golfe ceint tout entier d’une muraille sanglante de granit rouge. Et dans la mer bleue ces roches écarlates se reflétaient.

Jeanne balbutia : « Oh ! Julien ! » sans trouver d’autres mots, attendrie d’admiration, la gorge étranglée ; et deux larmes coulèrent de ses yeux. Il la regardait, stupéfait, demandant :

« Qu’as-tu, ma chatte ? »

Elle essuya ses joues, sourit et, d’une voix un peu tremblante : « Ce n’est rien… c’est nerveux… Je ne sais pas…

J’ai été saisie. Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le cœur. »

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Il ne comprenait pas ces énervements de femme, les secousses de ces êtres vibrants affolés d’un rien, qu’un enthousiasme remue comme une catastrophe, qu’une sensation insaisissable révolutionne, affole de joie ou désespère.

Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier à la préoccupation du mauvais chemin : « Tu ferais mieux, dit-il, de veiller à ton cheval. »

Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond de ce golfe, puis tournèrent à droite pour gravir le sombre val d’Ota.

Mais le sentier s’annonçait horrible. Julien proposa : « Si nous montions à pied ? » Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d’être seule avec lui après l’émotion de tout à l’heure.

Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ils allèrent à petits pas.

La montagne, fendue du haut en bas, s’entrouvrait. Le sentier s’enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deux prodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cette crevasse. L’air est glacé, le granit paraît noir et, tout là-haut, ce qu’on voit du ciel bleu étonne et engourdit.

Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux ; un énorme oiseau s’envolait d’un trou : c’était un aigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois du puits, et il monta jusqu’à l’azur où il disparut.

Plus loin, la fêlure du mont se dédouble ; le sentier grimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne, légère et folle, allait la première, faisant rouler des cailloux sous ses pieds, intrépide, se penchant sur les abîmes. Il la suivait, un peu essoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.

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Tout à coup le soleil les inonda ; ils crurent sortir de l’enfer.

Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers un chaos de pierres, jusqu’à une source toute petite, canalisée dans un bâton creux pour l’usage des chevriers. Un tapis de mousse couvrait le sol alentour. Jeanne s’agenouilla pour boire ; et Julien en fit autant.

Et, comme elle savourait la fraîcheur de l’eau, il lui prit la taille et tâcha de lui voler sa place au bout du conduit de bois.

Elle résista ; leurs lèvres se battaient, se rencontraient, se repoussaient. Dans les hasards de la lutte, ils saisissaient tour à tour la mince extrémité du tube et la mordaient pour ne point lâcher. Et le filet d’eau froide, repris et quitté sans cesse, se brisait et se renouait, éclaboussait les visages, les cous, les habits, les mains. Des gouttelettes pareilles à des perles luisaient dans leurs cheveux. Et des baisers coulaient dans le courant.

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Soudain, Jeanne eut une inspiration d’amour. Elle emplit sa bouche du clair liquide, et, les joues gonflées comme des outres, fit comprendre à Julien que, lèvre à lèvre, elle voulait le désaltérer.

Il tendit sa gorge, souriant, la tête en arrière, les bras ouverts ; et il but d’un trait à cette source de chair vive qui lui versa dans les entrailles un désir enflammé.

Jeanne s’appuyait sur lui avec une tendresse inusitée ; son cœur palpitait ; ses reins se soulevaient ; ses yeux semblaient amollis, trempés d’eau. Elle murmura tout bas : « Julien… je t’aime ! » et, l’attirant à son tour, elle se renversa et cacha dans ses mains son visage empourpré de honte.