Il s’abattit sur elle, l’étreignant avec emportement. Elle haletait dans une attente énervée ; et tout à coup elle poussa un cri, frappée, comme de la foudre, par la sensation qu’elle appelait.
Ils furent longtemps à gagner le sommet de la montée, tant elle demeurait palpitante et courbaturée, et ils n’arrivèrent à Évisa que le soir, chez un parent de leur guide, Paoli Palabretti.
C’était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l’air morne d’un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays, où toute élégance reste ignorée ; et il exprimait en son langage, patois corse, bouillie de français et d’italien, son plaisir à les recevoir, quand une voix claire l’interrompit ; et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille étroite, des dents toujours dehors dans un rire continu, s’élança, embrassa Jeanne, secoua la main de Julien en répétant :
« Bonjour, madame, bonjour, monsieur, ça va bien ? »
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Elle enleva les chapeaux, les châles, rangea tout avec un seul bras, car elle portait l’autre en écharpe, puis elle fit sortir tout le monde, en disant à son mari : « Va les promener jusqu’au dîner. »
M. Palabretti obéit aussitôt, se plaça entre les deux jeunes gens et leur fit voir le village. Il traînait ses pas et ses paroles, toussant fréquemment, et répétant à chaque quinte : « C’est l’air du Val qui est fraîche, qui m’est tombée sur la poitrine. »
Il les guida, par un sentier perdu, sous des châtaigniers démesurés. Soudain, il s’arrêta, et, de son accent monotone :
« C’est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, j’étais tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous. « Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce ; n’y va pas, Jean, ou je te tue, je te le dis. »
« Je pris le bras de Jean : « N’y va pas, Jean, il le ferait. »
« C’était pour une fille qu’ils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi.
« Mais Jean se mit à crier : « J’irai, Mathieu ; ce n’est pas toi qui m’empêcheras. »
« Alors Mathieu abaissa son fusil, avant que j’aie pu ajuster le mien, et il tira.
« Jean fit un grand saut des deux pieds comme un enfant qui danse à la corde, oui, monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil en échappa et roula jusqu’au gros châtaignier là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit plus un mot, il était mort. »
Les jeunes gens regardaient, stupéfaits, le tranquille témoin de ce crime. Jeanne demanda : « Et l’assassin ? »
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Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit : « Il a gagné la montagne. C’est mon frère qui l’a tué, l’an suivant.
Vous savez bien, mon frère, Philippi Palabretti, le bandit. »
Jeanne frissonna : « Votre frère ? un bandit ? »
Le Corse placide eut un éclair de fierté dans l’œil. « Oui, madame, c’était un célèbre, celui-là. Il a mis à bas six gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu’ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu’ils allaient périr de faim. »
Puis il ajouta, d’un air résigné : « C’est le pays qui veut ça », du même ton qu’il prenait pour dire : « C’est l’air du Val qui est fraîche. »
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Puis ils rentrèrent dîner, et la petite Corse les traita comme si elle les eût connus depuis vingt ans.
Mais une inquiétude poursuivait Jeanne. Retrouverait-elle encore, entre les bras de Julien cette étrange et véhémente secousse des sens qu’elle avait ressentie sur la mousse de la fontaine ?
Lorsqu’ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait de rester encore insensible sous ses baisers. Mais elle se rassura bien vite ; et ce fut sa première nuit d’amour.
Et, le lendemain, à l’heure de partir, elle ne se décidait plus à quitter cette humble maison où il lui semblait qu’un bonheur nouveau avait commencé pour elle.
Elle attira dans sa chambre la petite femme de son hôte et, tout en établissant bien qu’elle ne voulait point lui faire de cadeau, elle insista, se fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès son retour, un souvenir, un souvenir auquel elle attachait une idée presque superstitieuse.
La jeune Corse résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin elle consentit : « Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit pistolet, un tout petit. »
Jeanne ouvrit de grands yeux. L’autre ajouta tout bas, près de l’oreille, comme on confie un doux et intime secret : « C’est pour tuer mon beau-frère. » Et, souriant, elle déroula vivement les bandes qui enveloppaient sa chair ronde et blanche, traversée de part en part d’un coup de stylet presque cicatrisé :
« Si je n’avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, il m’aurait tuée. Mon mari n’est pas jaloux, lui, il me connaît ; et puis il est malade, vous savez ; et cela lui calme le sang. D’ailleurs, je suis une honnête femme, moi, madame ; mais mon beau-frère croit
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tout ce qu’on lui dit. Il est jaloux pour mon mari ; et il recommencera certainement. Alors, j’aurais un petit pistolet, je serais tranquille, et sûre de me venger. »
Jeanne promit d’envoyer l’arme, embrassa tendrement sa nouvelle amie, et continua sa route.
Le reste de son voyage ne fut plus qu’un songe, un enlacement sans fin, une griserie de caresses. Elle ne vit rien, ni les paysages, ni les gens, ni les lieux où elle s’arrêtait. Elle ne regardait plus que Julien.
Alors commença l’intimité enfantine et charmante des niaiseries d’amour, des petits mots bêtes et délicieux, le baptême avec des noms mignards de tous les détours et contours et replis de leurs corps où se plaisaient leurs bouches.
Comme Jeanne dormait sur le côté droit, son téton du côté gauche était souvent à l’air au réveil. Julien, l’ayant remarqué, appelait celui-là : « monsieur de Couche-dehors » et l’autre
« monsieur Lamoureux », parce que la fleur rosée du sommet semblait plus sensible aux baisers.
La route profonde entre les deux devint « l’allée de petite mère » parce qu’il s’y promenait sans cesse ; et une autre route plus secrète fut dénommée le « chemin de Damas » en souvenir du val d’Ota.
En arrivant à Bastia, il fallut payer le guide. Julien fouilla dans ses poches. Ne trouvant point ce qu’il lui fallait, il dit à Jeanne : « Puisque tu ne te sers pas des deux mille francs de ta mère, donne-les-moi donc à porter. Ils seront plus en sûreté dans ma ceinture, et cela m’évitera de faire de la monnaie. »
Et elle lui tendit sa bourse.
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Ils gagnèrent Livourne, visitèrent Florence, Gênes, toute la Corniche.
Par un matin de mistral, ils se retrouvèrent à Marseille.
Deux mois s’étaient écoulés depuis leur départ des Peuples.
On était au 15 octobre.
Jeanne, saisie par le grand vent froid qui semblait venir de là-bas, de la lointaine Normandie, se sentait triste. Julien, depuis quelque temps, semblait changé, fatigué, indifférent ; et elle avait peur sans savoir de quoi.
Elle retarda de quatre jours encore leur voyage de rentrée, ne pouvant se décider à quitter ce bon pays du soleil. Il lui semblait qu’elle venait d’accomplir le tour du bonheur.
Ils s’en allèrent enfin.
Ils devaient faire à Paris tous leurs achats pour leur installation définitive aux Peuples ; et Jeanne se réjouissait de rapporter des merveilles, grâce au cadeau de petite mère ; mais la première chose à laquelle elle songea fut le pistolet promis à la jeune Corse d’Évisa.