Toute la gaieté fut glacée, cessa net. Et personne ne dit un mot. Jeanne, prête à pleurer maintenant, monta sans bruit près de sa mère. Le baron, surpris et muet, s’assit en face des deux femmes ; et Julien s’installa sur le siège, après avoir hissé près de lui l’enfant larmoyant et dont la joue enflait.
La route fut triste et parut longue. Dans la voiture on se taisait. Mornes et gênés tous trois, ils ne voulaient point s’avouer ce qui préoccupait leurs cœurs. Ils sentaient bien qu’ils n’auraient pu parler d’autre chose, tant cette pensée douloureuse les obsédait, et ils aimaient mieux se taire tristement que de toucher à ce sujet pénible.
Au trot inégal des deux bêtes, la calèche longeait les cours des fermes, faisait fuir à grands pas des poules noires effrayées qui plongeaient et disparaissaient dans les haies, était parfois suivie d’un chien-loup hurlant qui regagnait ensuite sa maison, le poil hérissé, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture. Un gars en sabots crottés, à longues jambes nonchalantes, qui allait, les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflée par le vent dans le dos, se rangeait pour laisser passer l’équipage et retirait gauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats collés au crâne.
Et, entre chaque ferme, les plaines recommençaient avec d’autres fermes, au loin, de place en place.
Enfin, on pénétra dans une grande avenue de sapins aboutissant à la route. Les ornières, boueuses et profondes,
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faisaient se pencher la calèche et pousser des cris à petite mère.
Au bout de l’avenue, une barrière blanche était fermée ; Marius courut l’ouvrir et on contourna un immense gazon pour arriver, par un chemin arrondi, devant un haut, vaste et triste bâtiment dont les volets étaient clos.
La porte du milieu soudain s’ouvrit ; et un vieux domestique paralysé, vêtu d’un gilet rouge rayé de noir que recouvrait en partie son tablier de service, descendit à petits pas obliques les marches du perron. Il prit le nom des visiteurs et les introduisit dans un spacieux salon dont il ouvrit péniblement les persiennes toujours fermées. Les meubles étaient voilés de housses, la pendule et les candélabres enveloppés de linge blanc ; et un air moisi, un air d’autrefois, glacé, humide, semblait imprégner les poumons, le cœur et la peau de tristesse.
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Tout le monde s’assit et on attendit. Quelques pas entendus dans le corridor au-dessus annonçaient un empressement inaccoutumé. Les châtelains, surpris, s’habillaient au plus vite.
Ce fut long. Une sonnette tinta plusieurs fois. D’autres pas descendirent un escalier, puis remontèrent.
La baronne, saisie par le froid pénétrant, éternuait coup sur coup. Julien marchait de long en large. Jeanne, morne, restait assise auprès de sa mère. Et le baron, adossé au marbre de la cheminée, demeurait le front bas.
Enfin, une des hautes portes tourna, découvrant le vicomte et la vicomtesse de Briseville. Ils étaient tous les deux petits, maigrelets, sautillants, sans âge appréciable, cérémonieux et embarrassés. La femme en robe de soie ramagée, coiffée d’un petit bonnet douairière à rubans, parlait vite de sa voix aigrelette.
Le mari, serré dans une redingote pompeuse, saluait avec un ploiement des genoux. Son nez, ses yeux, ses dents déchaussées, ses cheveux qu’on aurait dits enduits de cire et son beau vêtement d’apparat luisaient comme luisent les choses dont on prend grand soin.
Après les premiers compliments de bienvenue et les politesses de voisinage, personne ne trouva plus rien à dire.
Alors on se félicita de part et d’autre sans raison. On continuerait, espérait-on des deux côtés, ces excellentes relations. C’était une ressource de se voir quand on habitait toute l’année la campagne.
Et l’atmosphère glaciale du salon pénétrait les os, enrouait les gorges. La baronne toussait maintenant sans avoir cessé tout à fait d’éternuer. Alors le baron donna le signal du départ. Les Briseville insistèrent. « Comment ? si vite ? Restez donc encore
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un peu. » Mais Jeanne s’était levée malgré les signes de Julien qui trouvait trop courte la visite.
On voulut sonner le domestique pour faire avancer la voiture. La sonnette ne marchait plus. Le maître du logis se précipita, puis vint annoncer qu’on avait mis les chevaux à l’écurie.
Il fallut attendre. Chacun cherchait une phrase, un mot à dire. On parla de l’hiver pluvieux. Jeanne, avec d’involontaires frissons d’angoisse, demanda ce que pouvaient faire leurs hôtes, tous deux seuls, toute l’année. Mais les Briseville s’étonnèrent de la question, car ils s’occupaient sans cesse, écrivant beaucoup à leurs parents nobles semés par toute la France, passant leurs journées en des occupations microscopiques, cérémonieux l’un vis-à-vis de l’autre comme en face des étrangers, et causant majestueusement des affaires les plus insignifiantes.
Et sous le haut plafond noirci du vaste salon inhabité, tout empaqueté en des linges, l’homme et la femme si petits, si propres, si corrects, semblaient à Jeanne des conserves de noblesse.
Enfin la voiture passa devant les fenêtres avec ses deux bidets inégaux. Mais Marius avait disparu. Se croyant libre jusqu’au soir, il était sans doute parti faire un tour dans la campagne.
Julien, furieux, pria qu’on le renvoyât à pied ; et, après beaucoup de saluts de part et d’autre, on reprit le chemin des Peuples.
Dès qu’ils furent enfermés dans la calèche, Jeanne et son père, malgré l’obsession pesante qui leur restait de la brutalité de Julien, se remirent à rire en contrefaisant les gestes et les intonations des Briseville. Le baron imitait le mari, Jeanne
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faisait la femme, mais la baronne, un peu froissée dans ses respects, leur dit : « Vous avez tort de vous moquer ainsi, ce sont des gens très comme il faut, appartenant à d’excellentes familles. » On se tut pour ne point contrarier petite mère, mais de temps en temps, malgré tout, père et Jeanne recommençaient en se regardant. Il saluait avec cérémonie et, d’un ton solennel : « Votre château des Peuples doit être bien froid, madame, avec ce grand vent de mer qui le visite tout le jour ? » Elle prenait un air pincé et, minaudant avec un petit frétillement de la tête pareil à celui d’un canard qui se baigne :
« Oh ! ici, monsieur, j’ai de quoi m’occuper toute l’année. Puis nous possédons tant de parents à qui écrire. Et M. de Briseville se décharge de tout sur moi. Il s’occupe de recherches savantes avec l’abbé Pelle. Ils font ensemble l’histoire religieuse de la Normandie. »
La baronne souriait à son tour, contrariée et bienveillante, et répétait : « Ce n’est pas bien de se moquer ainsi des gens de notre classe. »
Mais soudain la voiture s’arrêta, et Julien criait appelant quelqu’un par-derrière. Alors Jeanne et le baron, s’étant penchés aux portières, aperçurent un être singulier qui semblait rouler vers eux. Les jambes embarrassées dans la jupe flottante de sa livrée, aveuglé par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitant ses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les larges flaques d’eau qu’il traversait éperdument, trébuchant contre toutes les pierres de la route, se trémoussant, bondissant et couvert de boue, Marius suivait la calèche de toute la vitesse de ses pieds.
Dès qu’il l’eut rattrapée, Julien, se penchant, l’empoigna par le collet, l’amena près de lui et, lâchant les rênes, se mit à cribler de coups de poing le chapeau qui s’enfonça jusqu’aux épaules du gamin en sonnant comme un tambour. Le gars hurlait là-dedans, essayait de fuir, de sauter du siège, tandis que