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son maître, le maintenant d’une main, frappait toujours avec l’autre.
Jeanne, éperdue, balbutiait : « Père… Oh ! père ! » et la baronne, soulevée d’indignation, serrait le bras de son mari.
« Mais empêchez-le donc, Jacques. » Alors brusquement le baron abaissa la vitre de devant et, attrapant la manche de son gendre, lui jeta d’une voix frémissante : « Avez-vous bientôt fini de frapper cet enfant ? »
Julien, stupéfait, se retourna : « Vous ne voyez donc pas dans quel état le bougre a mis sa livrée ? »
Mais le baron, la tête sortie entre les deux : « Eh, que m’importe ! on n’est pas brutal à ce point. » Julien se fâchait de nouveau : « Laissez-moi tranquille, s’il vous plaît, cela ne vous regarde pas ! » et il levait encore la main ; mais son beau-père la saisit brusquement et l’abaissa avec tant de force qu’il la heurta contre le bois du siège, et il cria si violemment : « Si vous ne
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cessez pas, je descends et je saurai bien vous arrêter, moi ! » que le vicomte se calma soudain, et, haussant les épaules sans répondre, il fouetta les bêtes qui partirent au grand trot.
Les deux femmes, livides, ne remuaient point, et on entendait distinctement les coups pesants du cœur de la baronne.
Au dîner Julien fut plus charmant que de coutume, comme si rien ne s’était passé. Jeanne, son père et Mme Adélaïde, qui oubliaient vite en leur sereine bienveillance, attendris de le voir aimable, se laissaient aller à la gaieté avec la sensation de bien-
être des convalescents ; et, comme Jeanne reparlait des Briseville, son mari lui-même plaisanta, mais il ajouta bien vite :
« C’est égal, ils ont grand air. »
On ne fit point d’autres visites, chacun craignant de raviver la question Marius. Il fut seulement décidé qu’on enverrait aux voisins des cartes au jour de l’an, et qu’on attendrait, pour aller les voir, les premiers jours tièdes du printemps prochain.
La Noël vint. On eut à dîner le curé, le maire et sa femme.
On les invita de nouveau pour le jour de l’an. Ce furent les seules distractions qui rompirent le monotone enchaînement des jours.
Père et petite mère devaient quitter les Peuples le 9
janvier ; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s’y prêtait guère, et le baron, devant la froideur grandissante de son gendre, fit venir de Rouen une chaise de poste.
La veille de leur départ, les paquets étant finis, comme il faisait une claire gelée, Jeanne et son père se résolurent à descendre jusqu’à Yport où ils n’avaient point été depuis le retour de Corse.
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Ils traversèrent le bois qu’elle avait parcouru le jour de son mariage, toute mêlée à celui dont elle devenait pour toujours la compagne, le bois où elle avait reçu sa première caresse, tressailli du premier frisson, pressenti cet amour sensuel qu’elle ne devait connaître enfin que dans le vallon sauvage d’Ota, auprès de la source où ils avaient bu, mêlant leurs baisers à l’eau.
Plus de feuilles, plus d’herbes grimpantes, rien que le bruit des branches, et cette rumeur sèche qu’ont en hiver les taillis dépouillés.
Ils entrèrent dans le petit village. Les rues vides, silencieuses, gardaient une odeur de mer, de varech et de poisson. Les vastes filets tannés séchaient toujours, accrochés devant les portes ou bien étendus sur le galet. La mer, grise et froide, avec son éternelle et grondante écume, commençait à descendre, découvrant vers Fécamp les rochers verdâtres au pied des falaises. Et, le long de la plage, les grosses barques
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échouées sur le flanc semblaient de vastes poissons morts. Le soir tombait et les pêcheurs s’en venaient par groupes au Perret, marchant lourdement, avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, un litre d’eau-de-vie d’une main, la lanterne du bateau de l’autre. Longtemps ils tournèrent autour des embarcations inclinées ; ils mettaient à bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leurs bouées, un gros pain, un pot de beurre, un verre et la bouteille de trois-six. Puis ils poussaient vers l’eau la barque redressée qui dévalait à grand bruit sur le galet, fendait l’écume, montait sur la vague, se balançait quelques instants, ouvrait ses ailes brunes et disparaissait dans la nuit avec son petit feu au bout du mât.
Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcasses saillaient sous les robes minces, restées jusqu’au départ du dernier pêcheur, rentraient dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd sommeil des rues noires.
Le baron et Jeanne, immobiles, contemplaient l’éloignement dans l’ombre de ces hommes qui s’en allaient ainsi, chaque nuit, risquer la mort pour ne point crever de faim, et si misérables cependant qu’ils ne mangeaient jamais de viande.
Le baron, s’exaltant devant l’océan, murmura : « C’est terrible et beau. Comme cette mer sur qui tombent les ténèbres, sur qui tant d’existences sont en péril, c’est superbe ! n’est-ce pas, Jeannette ? »
Elle répondit avec un sourire gelé : « Ça ne vaut point la Méditerranée. » Mais son père, s’indignant : « La Méditerranée ! de l’huile, de l’eau sucrée, l’eau bleue d’un baquet de lessive. Regarde donc celle-ci comme elle est effrayante avec ses crêtes d’écume ! Et songe à tous ces hommes, partis là-dessus, et qu’on ne voit déjà plus. »
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Jeanne, avec un soupir, consentit : « Oui, si tu veux. » Mais ce mot qui lui était venu aux lèvres, « la Méditerranée », l’avait de nouveau pincée au cœur, rejetant toute sa pensée vers ces contrées lointaines où gisaient ses rêves.
Le père et la fille alors, au lieu de revenir par les bois, gagnèrent la route et montèrent la côte à pas ralentis. Ils ne parlaient guère, tristes de la séparation prochaine.
Parfois, en longeant les fossés des fermes, une odeur de pommes pilées, cette senteur de cidre frais qui semble flotter en cette saison sur toute la campagne normande, les frappait au visage, ou bien un gras parfum d’étable, cette bonne et chaude puanteur qui s’exhale du fumier de vaches. Une petite fenêtre éclairée indiquait, au fond de la cour, la maison d’habitation.
Et il semblait à Jeanne que son âme s’élargissait, comprenait des choses invisibles ; et ces petites lueurs éparses
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dans les champs lui donnèrent soudain la sensation vive de l’isolement de tous les êtres que tout désunit, que tout sépare, que tout entraîne loin de ce qu’ils aimeraient.
Alors, d’une voix résignée, elle dit : « Ça n’est pas toujours gai, la vie. »
Le baron soupira : « Que veux-tu, fillette, nous n’y pouvons rien. »
Et le lendemain, père et petite mère étant partis, Jeanne et Julien restèrent seuls.
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VII
Les cartes entrèrent alors dans la vie des jeunes gens.
Chaque jour, après le déjeuner, Julien, tout en fumant sa pipe et se gargarisant avec du cognac dont il buvait peu à peu six à huit verres, faisait plusieurs parties de bésigue avec sa femme. Elle montait ensuite en sa chambre, s’asseyait près de la fenêtre et, pendant que la pluie battait les vitres ou que le vent les secouait, elle brodait obstinément une garniture de jupon. Parfois, fatiguée, elle levait les yeux et contemplait au loin la mer sombre qui moutonnait. Puis, après quelques minutes de ce regard vague, elle reprenait son ouvrage.
Elle n’avait d’ailleurs rien autre chose à faire, Julien ayant repris toute la direction de la maison, pour satisfaire pleinement