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ses besoins d’autorité et ses démangeaisons d’économie. Il se montrait d’une parcimonie féroce, ne donnait jamais de pourboires, réduisait la nourriture au strict nécessaire ; et comme Jeanne, depuis qu’elle était venue aux Peuples, se faisait faire chaque matin par le boulanger une petite galette normande, il supprima cette dépense et la condamna au pain grillé.
Elle ne disait rien, afin d’éviter les explications, les discussions et les querelles, mais elle souffrait comme de coups d’aiguille à chaque nouvelle manifestation d’avarice de son mari. Cela lui semblait bas et odieux à elle, élevée dans une famille où l’argent comptait pour rien. Combien souvent elle avait entendu dire à petite mère : « Mais c’est fait pour être dépensé, l’argent. » Julien, maintenant, répétait : « Tu ne pourras donc jamais t’habituer à ne pas jeter l’argent par les fenêtres ? » Et chaque fois qu’il avait rogné quelques sous sur un salaire ou sur une note, il prononçait, avec un sourire, en glissant la monnaie dans sa poche : « Les petits ruisseaux font les grandes rivières. »
En certains jours cependant, Jeanne se reprenait à rêver.
Elle s’arrêtait doucement de travailler et, les mains molles, le regard éteint, elle refaisait un de ses romans de petite fille, partie en des aventures charmantes. Mais soudain, la voix de Julien qui donnait un ordre au père Simon l’arrachait à ce bercement de songerie ; et elle reprenait son patient ouvrage en se disant : « C’est fini, tout ça » ; et une larme tombait sur ses doigts qui poussaient l’aiguille.
Rosalie aussi, autrefois si gaie et toujours chantant, était changée. Ses joues rebondies avaient perdu leur vernis rouge et, presque creuses maintenant, semblaient parfois frottées de terre.
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Souvent Jeanne lui demandait : « Es-tu malade, ma fille ? »
La petite bonne répondait toujours : « Non, madame. » Un peu de sang lui montait aux pommettes et elle se sauvait bien vite.
Au lieu de courir comme autrefois, elle traînait ses pieds avec peine et ne paraissait même plus coquette, n’achetait plus rien aux marchands voyageurs qui lui montraient en vain leurs rubans de soie et leurs corsets et leurs parfumeries variées.
Et la grande maison avait l’air de sonner le creux, toute morne, avec sa face que les pluies maculaient de longues traînées grises.
À la fin de janvier les neiges arrivèrent. On voyait de loin les gros nuages du nord au-dessus de la mer sombre ; et la blanche descente des flocons commença. En une nuit toute la plaine fut ensevelie, et les arbres apparurent au matin drapés dans cette écume de glace.
Julien, chaussé de hautes bottes, l’air hirsute, passait son temps au fond du bosquet, embusqué derrière le fossé donnant sur la lande, à guetter les oiseaux émigrants. De temps en temps un coup de fusil crevait le silence gelé des champs ; et des bandes de corbeaux noirs effrayés s’envolaient des grands arbres en tournoyant.
Jeanne, succombant à l’ennui, descendait parfois sur le perron. Des bruits de vie venaient de fort loin répercutés sur la tranquillité dormante de cette nappe livide et morne.
Puis elle n’entendait plus rien qu’une sorte de ronflement des flots éloignés et le glissement vague et continu de cette poussière d’eau gelée tombant toujours.
Et la couche de neige s’élevait sans cesse sous la chute infinie de cette mousse épaisse et légère.
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Par une de ces pâles matinées, Jeanne, immobile, chauffait ses pieds au feu de sa chambre, pendant que Rosalie, plus changée de jour en jour, faisait lentement le lit. Soudain elle entendit derrière elle un douloureux soupir. Sans tourner la tête, elle demanda : « Qu’est-ce que tu as donc ? »
La bonne, comme toujours, répondit : « Rien, madame », mais sa voix semblait brisée, expirante.
Jeanne, déjà, songeait à autre chose quand elle remarqua qu’elle n’entendait plus remuer la jeune fille. Elle appela :
« Rosalie ! » Rien ne bougea. Alors, la croyant sortie sans bruit, elle cria plus fort : « Rosalie ! » et elle allait allonger le bras pour sonner quand un profond gémissement, poussé tout près d’elle, la fit se dresser avec un frisson d’angoisse.
La petite servante, livide, les yeux hagards, était assise par terre, les jambes allongées, le dos appuyé contre le bois du lit.
Jeanne s’élança : « Qu’est-ce que tu as, qu’est-ce que tu as ? »
L’autre ne dit pas un mot, ne fit pas un geste ; elle fixait sur sa maîtresse un regard fou et haletait, comme déchirée par une effroyable douleur. Puis, soudain, tendant tout son corps, elle glissa sur le dos, étouffant entre ses dents serrées un cri de détresse.
Alors sous sa robe collée à ses cuisses ouvertes quelque chose remua. Et de là partit aussitôt un bruit singulier, un clapotement, un souffle de gorge étranglée qui suffoque ; puis soudain ce fut un long miaulement de chat, une plainte frêle et déjà douloureuse, le premier appel de souffrance de l’enfant entrant dans la vie.
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Jeanne brusquement comprit, et, la tête égarée, courut à l’escalier criant : « Julien, Julien ! »
Il répondit d’en bas : « Qu’est-ce que tu veux ? »
Elle eut grand-peine à prononcer : « C’est… c’est Rosalie qui… »
Julien s’élança, gravit les marches deux par deux, et, entrant brusquement dans la chambre, il releva d’un seul coup les vêtements de la fillette et découvrit un affreux petit morceau de chair, plissé, geignant, crispé et tout gluant, qui s’agitait entre deux jambes nues.
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Il se redressa, la face méchante, et poussant dehors sa femme éperdue : « Ça ne te regarde pas. Va-t’en. Envoie-moi Ludivine et le père Simon. »
Jeanne, toute tremblante, descendit à la cuisine, puis, n’osant plus remonter, elle entra dans le salon qui restait sans feu depuis le départ de ses parents, et elle attendit anxieusement des nouvelles.
Elle vit bientôt le domestique qui sortait en courant. Cinq minutes après il rentrait avec la veuve Dentu, la sage-femme du pays.
Alors ce fut dans l’escalier un grand remuement comme si on portait un blessé ; et Julien vint dire à Jeanne qu’elle pouvait remonter chez elle.
Elle tremblait comme si elle venait d’assister à quelque sinistre accident. Elle s’assit de nouveau devant son feu, puis demanda : « Comment va-t-elle ? »
Julien, préoccupé, nerveux, marchait à travers l’appartement ; et une colère semblait le soulever. Il ne répondit point d’abord ; puis, au bout de quelques secondes, s’arrêtant :
« Qu’est-ce que tu comptes faire de cette fille ? »
Elle ne comprenait pas et regardait son mari :
« Comment ? Que veux-tu dire ? Je ne sais pas, moi. »
Et soudain il cria comme s’il s’emportait : « Nous ne pouvons pourtant pas garder un bâtard dans la maison ! »
Alors Jeanne demeura très perplexe ; puis, au bout d’un long silence : « Mais, mon ami, peut-être pourrait-on le mettre en nourrice ? »
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Il ne la laissa pas achever : « Et qui est-ce qui paiera ? Toi sans doute ? »
Elle réfléchit encore longtemps, cherchant une solution ; enfin elle dit : « Mais le père s’en chargera de cet enfant ; et, s’il épouse Rosalie, il n’y a plus de difficultés. » Julien, comme à bout de patience, et furieux, reprit : « Le père !… le père !… le connais-tu… le père ?… Non, n’est-ce pas ? Eh bien, alors ?… »
Jeanne, émue, s’animait : « Mais il ne laissera pas certainement cette fille ainsi. Ce serait un lâche ! nous demanderons son nom et nous irons le trouver, lui, et il faudra bien qu’il s’explique. »