Julien s’était calmé et remis à marcher : « Ma chère, elle ne veut pas le dire, le nom de l’homme ; elle ne te l’avouera pas plus qu’à moi… et s’il ne veut pas d’elle, lui ?… Nous ne pouvons pourtant pas garder sous notre toit une fille mère avec son bâtard, comprends-tu ? »
Jeanne, obstinée, répétait : « Alors c’est un misérable, cet homme ; mais il faudra bien que nous le connaissions : et alors, il aura affaire à nous. »
Julien, devenu fort rouge, s’irritait encore : « Mais… en attendant ? »
Elle ne savait que décider et lui demanda : « Qu’est-ce que tu proposes, toi ? »
Aussitôt, il dit son avis : « Oh ! moi, c’est bien simple. Je lui donnerais quelque argent et je l’enverrais au diable avec son mioche. »
Mais la jeune femme, indignée, se révolta. « Quant à cela, jamais. C’est ma sœur de lait, cette fille ; nous avons grandi
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ensemble. Elle a fait une faute, tant pis ; mais je ne la jetterai pas dehors pour cela ; et, s’il le faut, je l’élèverai, cet enfant.
Alors Julien éclata : « Et nous aurons une propre réputation, nous autres, avec notre nom et nos relations ! Et on dira partout que nous protégeons le vice, que nous abritons des gueuses ; et les gens honorables ne voudront plus mettre les pieds chez nous. Mais à quoi penses-tu, vraiment ? Tu es folle ! »
Elle était demeurée calme. « Je ne laisserai jamais jeter dehors Rosalie ; et si tu ne veux pas la garder, ma mère la reprendra et il faudra bien que nous finissions par connaître le nom du père de son enfant. »
Alors il sortit exaspéré, tapant la porte, et criant : « Les femmes sont stupides avec leurs idées ! »
Jeanne, dans l’après-midi, monta chez l’accouchée. La petite bonne, veillée par la veuve Dentu, restait immobile dans son lit, les yeux ouverts, tandis que la garde berçait en ses bras l’enfant nouveau-né.
Dès qu’elle aperçut sa maîtresse, Rosalie se mit à sangloter, cachant sa figure dans ses draps, toute secouée de désespoir.
Jeanne la voulut embrasser, mais elle résistait, se voilant. Alors la garde intervint, lui découvrit le visage ; et elle se laissa faire, pleurant encore, mais doucement.
Un maigre feu brûlait dans la cheminée ; il faisait froid ; l’enfant pleurait. Jeanne n’osait point parler du petit de crainte d’amener une autre crise ; et avait pris la main de sa bonne, en répétant d’un ton machinal : « Ça ne sera rien, ça ne sera rien. »
La pauvre fille regardait à la dérobée vers la garde, tressaillait aux cris du marmot ; et un reste de chagrin l’étranglant
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jaillissait encore par moments en un sanglot convulsif, tandis que des larmes rentrées faisaient un bruit d’eau dans sa gorge.
Jeanne, encore une fois, l’embrassa, et, tout bas, lui murmura dans l’oreille : « Nous en aurons bien soin, va, ma fille. » Puis, comme un nouvel accès de pleurs commençait, elle se sauva bien vite.
Tous les jours elle y retourna, et tous les jours Rosalie éclatait en sanglots en apercevant sa maîtresse.
L’enfant fut mis en nourrice chez une voisine.
Julien cependant parlait à peine à sa femme, comme s’il eût gardé contre elle une grosse colère depuis qu’elle avait refusé de renvoyer la bonne. Un jour, il revint sur ce sujet, mais Jeanne tira de sa poche une lettre de la baronne demandant qu’on lui envoyât immédiatement cette fille si on ne la gardait pas aux Peuples. Julien, furieux, cria : « Ta mère est aussi folle que toi. » Mais il n’insista plus.
Quinze jours après, l’accouchée pouvait déjà se lever et reprendre son service.
Alors, Jeanne, un matin, la fit asseoir, lui tint les mains et, la traversant de son regard :
« Voyons, ma fille, dis-moi tout. »
Rosalie se mit à trembler, et balbutia :
« Quoi, madame ?
– À qui est-il, cet enfant ? »
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Alors la petite bonne fut reprise d’un désespoir épouvantable ; et elle cherchait éperdument à dégager ses mains pour s’en cacher la figure.
Mais Jeanne l’embrassait malgré elle, la consolait : « C’est un malheur, que veux-tu, ma fille ? Tu as été faible ; mais ça arrive à bien d’autres. Si le père t’épouse, on n’y pensera plus ; et nous pourrons le prendre à notre service avec toi. »
Rosalie gémissait comme si on l’eût martyrisée, et de temps en temps donnait une secousse pour se dégager et s’enfuir.
Jeanne reprit : « Je comprends bien que tu aies honte, mais tu vois que je ne me fâche pas, que je te parle doucement.
Si je te demande le nom de l’homme, c’est pour ton bien, parce que je sens à ton chagrin qu’il t’abandonne, et que je veux empêcher cela. Julien ira le trouver, vois-tu, et nous le forcerons à t’épouser ; et comme nous vous garderons tous les deux, nous le forcerons bien aussi à te rendre heureuse. »
Cette fois Rosalie fit un effort si brusque qu’elle arracha ses mains de celles de sa maîtresse, et se sauva comme une folle.
Le soir, en dînant, Jeanne dit à Julien : « J’ai voulu décider Rosalie à me révéler le nom de son séducteur. Je n’ai pu y réussir. Essaie donc de ton côté pour que nous contraignions ce misérable à l’épouser. »
Mais Julien tout de suite se fâcha : « Ah ! tu sais, je ne veux pas entendre parler de cette histoire-là, moi. Tu as voulu garder cette fille, garde-la, mais ne m’embête plus à son sujet. »
Il semblait, depuis l’accouchement, d’une humeur plus irritable encore ; et il avait pris cette habitude de ne plus parler à sa femme sans crier comme s’il eût été toujours furieux, tandis qu’au contraire elle baissait la voix, se faisait douce, conciliante,
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pour éviter toute discussion ; et souvent elle pleurait, la nuit, dans son lit.
Malgré sa constante irritation, son mari avait repris des habitudes d’amour oubliées depuis leur retour, et il était rare qu’il passât trois soirs de suite sans franchir la porte conjugale.
Rosalie fut bientôt guérie entièrement et devint moins triste, quoiqu’elle restât comme effarée, poursuivie par une crainte inconnue.
Et elle se sauva deux fois encore, alors que Jeanne essayait de l’interroger de nouveau.
Julien, tout à coup, parut aussi plus aimable ; et la jeune femme se rattachait à de vagues espoirs, retrouvait des gaietés, bien qu’elle se sentît parfois souffrante de malaises singuliers dont elle ne parlait point. Le dégel n’était pas venu et depuis bientôt cinq semaines un ciel clair comme un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout semé d’étoiles qu’on aurait crues de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s’étendait sur la nappe unie, dure et luisante des neiges.
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Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient endormies en leur chemise blanche. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus ; seules les cheminées des chaumières révélaient la vie cachée, par les minces filets de fumée qui montaient droit dans l’air glacial.
La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le froid. De temps en temps, on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous leur écorce ; et parfois une grosse branche se détachait et tombait, l’invincible gelée pétrifiant la sève et rompant les fibres.
Jeanne attendait anxieusement le retour des souffles tièdes, attribuant à la rigueur terrible du temps toutes les souffrances vagues qui la traversaient.
Tantôt elle ne pouvait plus rien manger, prise de dégoût devant toute nourriture ; tantôt son pouls battait follement ; tantôt ses faibles repas lui donnaient des écœurements d’indigestion ; et ses nerfs tendus, vibrant sans cesse, la faisaient vivre en une agitation constante et intolérable.