Il n’y a rien de plus terrible, quand on est vieux, que de remettre le nez dans sa jeunesse. » Mais Jeanne aussi gardait sa correspondance, préparait sa « boîte aux reliques », obéissant,
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bien qu’elle différât en tout de sa mère, à une sorte d’instinct héréditaire de sentimentalité rêveuse.
Le baron, après quelques jours, eut à s’absenter pour une affaire et il partit.
La saison était magnifique. Les nuits douces, fourmillantes d’astres, succédaient aux calmes soirées, les soirs sereins aux jours radieux, et les jours radieux aux aurores éclatantes. Petite mère se trouva bientôt mieux portante ; et Jeanne, oubliant les amours de Julien et la perfidie de Gilberte, se sentait presque complètement heureuse. Toute la campagne resplendissait du matin au soir, sous le soleil.
Jeanne, un après-midi, prit Paul en ses bras, et s’en alla par les champs. Elle regardait tantôt son fils, tantôt l’herbe criblée de fleurs le long de la route, s’attendrissant dans une félicité sans bornes. De minute en minute elle baisait l’enfant, le serrait passionnément contre elle ; puis, frôlée par quelque savoureuse odeur de campagne, elle se sentait défaillante, anéantie dans un bien-être infini. Puis elle rêva d’avenir pour lui. Que serait-il ?
Tantôt elle le voulait grand homme, renommé, puissant. Tantôt elle le préférait humble et restant près d’elle, dévoué, tendre, les bras toujours ouverts pour maman. Quand elle l’aimait avec son cœur égoïste de mère, elle désirait qu’il restât son fils, rien que son fils ; mais, quand elle l’aimait avec sa raison passionnée, elle ambitionnait qu’il devînt quelqu’un par le monde.
Elle s’assit au bord d’un fossé et se mit à le regarder. Il lui semblait qu’elle ne l’avait jamais vu. Et elle s’étonna brusquement à la pensée que ce petit être serait grand, qu’il marcherait d’un pas ferme, qu’il aurait de la barbe aux joues et parlerait d’une voix sonore.
Au loin quelqu’un l’appelait. Elle leva la tête. C’était Marius accourant. Elle pensa qu’une visite l’attendait, et elle se dressa,
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mécontente d’être troublée. Mais le gamin arrivait à toutes jambes, et, quand il fut assez près, il cria : « Madame, c’est Mme la Baronne qu’est bien mal. »
Elle sentit comme une goutte d’eau froide qui lui descendait le long du dos ; et elle repartit à grands pas, la tête égarée.
Elle aperçut, de loin, des gens en tas sous le platane. Elle s’élança et, le groupe s’étant ouvert, elle vit sa mère étendue par terre, la tête soutenue par deux oreillers. La figure était toute noire, les yeux fermés, et sa poitrine, qui depuis vingt ans haletait, ne bougeait plus. La nourrice saisit l’enfant dans les bras de la jeune femme, et l’emporta.
Jeanne, hagarde, demandait : « Qu’est-il arrivé ? Comment est-elle tombée ? Qu’on aille chercher le médecin. » Et, comme elle se retournait, elle aperçut le curé, prévenu on ne sait comment. Il offrit ses soins, s’empressa en relevant les manches
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de sa soutane. Mais le vinaigre, l’eau de Cologne, les frictions demeurèrent inefficaces. « Il faudrait la dévêtir et la coucher », dit le prêtre.
Le fermier Joseph Couillard se trouvait là ainsi que le père Simon et Ludivine. Aidés de l’abbé Picot, ils voulurent emporter la baronne ; mais, quand ils la soulevèrent, la tête s’abattit en arrière, et la robe qu’ils avaient saisie se déchirait, tant sa grosse personne était pesante et difficile à remuer. Alors Jeanne se mit à crier d’horreur. On reposa par terre le corps énorme et mou.
Il fallut prendre un fauteuil du salon ; et, quand on l’eut assise dedans, on put enfin l’enlever. Pas à pas ils gravirent le perron, puis l’escalier ; et, parvenus dans la chambre, la déposèrent sur le lit.
Comme la cuisinière n’en finissait pas d’enlever ses vêtements, la veuve Dentu se trouva là juste à point, venue soudain, ainsi que le prêtre, comme s’ils avaient « senti la mort », selon le mot des domestiques.
Joseph Couillard partit à franc étrier pour prévenir le docteur ; et comme le prêtre se disposait à aller chercher les saintes huiles, la garde lui souffla dans l’oreille : « Ne vous dérangez point, monsieur le curé, je m’y connais, elle a passé. »
Jeanne, affolée, implorait, ne savait que faire, que tenter, quel remède employer. Le curé, à tout hasard, prononça l’absolution.
Pendant deux heures on attendit auprès du corps violet et sans vie. Tombée maintenant à genoux, Jeanne sanglotait, dévorée d’angoisse et de douleur.
Lorsque la porte s’ouvrit et que le médecin parut il lui sembla voir entrer le salut, la consolation, l’espérance ; et elle
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s’élança vers lui, balbutiant tout ce qu’elle savait de l’accident :
« Elle se promenait comme tous les jours… elle allait bien… très bien même… elle avait mangé un bouillon et deux œufs au déjeuner… elle est tombée tout d’un coup… elle est devenue noire comme vous la voyez… et elle n’a plus remué… nous avons essayé de tout pour la ranimer… de tout… » Elle se tut, saisie par un geste discret de la garde au médecin pour signifier que c’était fini, bien fini. Alors, se refusant à comprendre, elle interrogea anxieusement, répétant : « Est-ce grave ? croyez-vous que ce soit grave ? »
Il dit enfin : « J’ai bien peur que ce soit… que ce soit… fini.
Ayez du courage, un grand courage. »
Et Jeanne, ouvrant les bras, se jeta sur sa mère.
Julien rentrait. Il demeura stupéfait, visiblement contrarié, sans cri de douleur ni désespoir apparent, pris à l’improviste trop brusquement pour se faire d’un seul coup le visage et la contenance qu’il fallait. Il murmura : « Je m’y attendais, je sentais bien que c’était la fin. » Puis il tira son mouchoir, s’essuya les yeux, s’agenouilla, se signa, marmotta quelque chose, et, se relevant, voulut aussi relever sa femme. Mais elle tenait à pleins bras le cadavre et le baisait, presque couchée sur lui. Il fallut qu’on l’emportât. Elle semblait folle.
Au bout d’une heure on la laissa revenir. Aucun espoir ne subsistait. L’appartement était arrangé maintenant en chambre mortuaire. Julien et le prêtre parlaient bas près d’une fenêtre.
La veuve Dentu, assise dans un fauteuil, d’une façon confortable, en femme habituée aux veilles et qui se sent chez elle dans une maison dès que la mort vient d’y entrer, paraissait assoupie déjà.
La nuit tombait. Le curé s’avança vers Jeanne, lui prit les mains, l’encouragea, déversant, sur ce cœur inconsolable, l’onde
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onctueuse des consolations ecclésiastiques. Il parla de la trépassée, la célébra en termes sacerdotaux, et, triste de cette fausse tristesse de prêtre pour qui les cadavres sont bienfaisants, il s’offrit à passer la nuit en prières auprès du corps.
Mais Jeanne, à travers ses larmes convulsives, refusa. Elle voulait être seule, toute seule en cette nuit d’adieux. Julien s’avança : « Mais ce n’est pas possible, nous resterons tous les deux. » Elle faisait « non » de la tête, incapable de parler davantage. Elle put dire enfin : « C’est ma mère, ma mère. Je veux être seule à la veiller. » Le médecin murmura : « Laissez-la faire à sa guise, la garde pourra rester dans la chambre à côté. »
Le prêtre et Julien consentirent, songeant à leur lit. Puis l’abbé Picot s’agenouilla à son tour, pria, se releva et sortit en prononçant : « C’était une sainte », sur le ton dont il disait :
« Dominus vobiscum. »