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Elle se leva, abattit la tablette du secrétaire et prit dans le tiroir du bas une dizaine de petits paquets de papiers jaunes, ficelés avec ordre, et rangés côte à côte.

Elle les déposa tous sur le lit, entre les bras de la baronne, par une sorte de raffinement sentimental, et elle se mit à lire.

C’étaient ces vieilles épîtres qu’on retrouve dans les antiques secrétaires de famille, ces épîtres qui sentent un autre siècle.

La première commençait par « Ma chérie ». Une autre par

« Ma belle petite-fille », puis c’étaient « Ma chère petite » –

« Ma mignonne » – « Ma fille adorée » puis « Ma chère enfant »

– « Ma chère Adélaïde » – « Ma chère fille », selon qu’elles s’adressaient à la fillette, à la jeune fille et, plus tard, à la jeune femme.

Et tout cela était plein de tendresses passionnées et puériles, de mille petites choses intimes, de ces grands et simples événements du foyer, si mesquins pour les indifférents :

« Père a la grippe ; la bonne Hortense s’est brûlée au doigt ; le chat Croquerat est mort ; on a abattu le sapin à droite de la barrière ; mère a perdu son livre de messe en revenant de l’église, elle pense qu’on le lui a volé. »

On y parlait aussi de gens inconnus à Jeanne, mais dont elle se rappelait vaguement avoir entendu prononcer le nom, autrefois, dans son enfance.

Elle s’attendrissait à ces détails qui lui semblaient des révélations ; comme si elle fût entrée tout à coup dans toute la vie passée, secrète, la vie du cœur de petite mère. Elle regardait le corps gisant ; et, brusquement, elle se mit à lire tout haut, à lire pour la morte, comme pour la distraire, la consoler.

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Et le cadavre immobile semblait heureux.

Une à une elle rejetait les lettres sur les pieds du lit ; et elle pensa qu’il faudrait les mettre dans le cercueil, comme on y dépose des fleurs.

Elle délia un autre paquet. C’était une écriture nouvelle.

Elle commença : « Je ne peux plus me passer de tes caresses. Je t’aime à devenir fou. »

Rien de plus ; pas de nom.

Elle retourna le papier sans comprendre. L’adresse portait bien « Madame la baronne Le Perthuis des Vauds ».

Alors elle ouvrit la suivante : « Viens ce soir, dès qu’il sera sorti. Nous aurons une heure. Je t’adore. »

Dans une autre : « J’ai passé une nuit de délire à te désirer vainement. J’avais ton corps dans mes bras, ta bouche sous mes lèvres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je me sentais des rages à me jeter par la fenêtre en songeant qu’à cette heure-là tu dormais à son côté, qu’il te possédait à son gré… »

Jeanne, interdite, ne comprenait pas.

Qu’était-ce que cela ? À qui, pour qui, de qui ces paroles d’amour ?

Elle continua, retrouvant toujours des déclarations éperdues, des rendez-vous avec des recommandations de prudence, puis toujours, à la fin, ces quatre mots : « Surtout brûle cette lettre. »

Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation à dîner, mais de la même écriture et signée : « Paul

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d’Ennemare », celui que le baron appelait, quand il parlait encore de lui : « Mon pauvre vieux Paul », et dont la femme avait été la meilleure amie de la baronne.

Alors Jeanne, brusquement, fut effleurée d’un doute qui devint tout de suite une certitude. Sa mère l’avait eu pour amant.

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Et soudain, la tête éperdue, elle rejeta d’une secousse ces papiers infâmes, comme elle eût rejeté quelque bête venimeuse montée sur elle, et elle courut à la fenêtre, et elle se mit à pleurer affreusement avec des cris involontaires qui lui déchiraient la gorge ; puis, tout son être se brisant, elle s’affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage pour qu’on n’entendît point ses gémissements, elle sanglota, abîmée dans un désespoir insondable.

Elle serait restée peut-être ainsi toute la nuit ; mais un bruit de pas dans la pièce voisine la fit se redresser d’un bond.

C’était son père, peut-être ? Et toutes les lettres gisaient sur le lit et sur le plancher. Il lui suffirait d’en ouvrir une ? Et il saurait cela ! lui !

Elle s’élança, et, saisissant à poignées tous les vieux papiers jaunes, ceux des grands-parents et ceux de l’amant, et ceux qu’elle n’avait point dépliés, et ceux qui se trouvaient encore ficelés dans les tiroirs du secrétaire, elle les jetait en tas dans la cheminée. Puis elle prit une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et mit le feu à ce monceau de lettres. Une grande flamme jaillit qui éclaira la chambre, la couche et le cadavre d’une lueur vive et dansante, dessinant en noir sur le rideau blanc du fond du lit le profil tremblotant du visage rigide et les lignes du corps énorme sous le drap.

Quand il n’y eut plus qu’un amas de cendres au fond du foyer, elle retourna s’asseoir auprès de la fenêtre ouverte comme si elle n’eût plus osé rester auprès de la morte, et elle se remit à pleurer, la figure dans ses mains, et gémissant d’un ton navré, d’un ton de plainte désolée : « Oh ! ma pauvre maman, oh ! ma pauvre maman ! »

Et une atroce réflexion lui vint : si petite mère n’était pas morte, par hasard, si elle n’était qu’endormie d’un sommeil léthargique, si elle allait soudain se lever, parler ? La

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connaissance de l’affreux secret n’amoindrirait-elle pas son amour filial ? L’embrasserait-elle des mêmes lèvres pieuses ? La chérirait-elle de la même affection sacrée ? Non. Ce n’était pas possible ! et cette pensée lui déchira le cœur.

La nuit s’effaçait ; les étoiles pâlissaient ; c’était l’heure fraîche qui précède le jour. La lune descendue allait s’enfoncer dans la mer qu’elle nacrait sur toute sa surface.

Et le souvenir saisit Jeanne de cette nuit passée à la fenêtre lors de son arrivée aux Peuples. Comme c’était loin, comme tout était changé, comme l’avenir lui semblait différent.

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Et voilà que le ciel devint rose, d’un rose joyeux, amoureux, charmant. Elle regardait, surprise maintenant comme devant un phénomène, cette radieuse éclosion du jour, se demandant s’il était possible que, sur cette terre où se levaient de pareilles aurores, il n’y eût ni joie ni bonheur.

Un bruit de porte la fit tressaillir. C’était Julien. Il demanda : « Eh bien ? tu n’es pas trop fatiguée ? »

Elle balbutia « Non », heureuse de n’être plus seule. « À

présent, va te reposer », dit-il. Elle embrassa lentement sa mère d’un baiser lent, douloureux et navré ; puis elle rentra dans sa chambre.

La journée s’écoula dans ces tristes occupations que réclame un mort. Le baron arriva vers le soir. Il pleura beaucoup.

L’enterrement eut lieu le lendemain.

Après qu’elle eut, pour la dernière fois, appuyé ses lèvres sur le front glacé, qu’elle eut fait la dernière toilette, et vu couler le corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Les invités allaient venir.

Gilberte arriva la première et se jeta, en sanglotant, sur le cœur de son amie.

On voyait par la fenêtre les voitures tourner à la grille, s’en venant au trot. Et des voix résonnaient dans le grand vestibule.