Julien traitait le nouveau curé avec un grand respect, répétant sans cesse : « Il me va, ce prêtre-là, il ne pactise pas. »
Et il se confessait et communiait à volonté, donnant l’exemple prodigalement.
Il allait maintenant presque chaque jour chez les Fourville, chassant avec le mari qui ne pouvait plus se passer de lui, et montant à cheval avec la comtesse, malgré les pluies et les gros temps. Le comte disait : « Ils sont enragés avec leur cheval, mais cela fait du bien à ma femme. »
Le baron revint vers la mi-novembre. Il était changé, vieilli, éteint, baigné dans une tristesse noire qui avait pénétré son esprit. Et tout de suite l’amour qui le liait à sa fille sembla accru comme si ces quelques mois de morne solitude eussent exaspéré son besoin d’affection, de confiance et de tendresse.
Jeanne ne lui confia point ses idées nouvelles, son intimité avec l’abbé Tolbiac, et son ardeur religieuse ; mais, la première
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fois qu’il vit le prêtre, il sentit s’éveiller contre lui une inimitié véhémente.
Et quand la jeune femme lui demanda, le soir : « Comment le trouves-tu ? » il répondit : « Cet homme-là, c’est un inquisiteur ! Il doit être très dangereux. »
Puis quand il eut appris par les paysans dont il était l’ami, les sévérités du jeune prêtre, ses violences, cette espèce de persécution qu’il exerçait contre les lois et les instincts innés, ce fut une haine qui éclata dans son cœur.
Il était, lui, de la race des vieux philosophes adorateurs de la nature, attendri dès qu’il voyait deux animaux s’unir, à genoux devant une espèce de Dieu panthéiste et hérissé devant la conception catholique d’un Dieu à intentions bourgeoises, à colères jésuitiques et à vengeances de tyran, un Dieu qui lui rapetissait la création entrevue, fatale, sans limites, toute-puissante, la création vie, lumière, terre, pensée, plante, roche, homme, air, bête, étoile, Dieu, insecte en même temps, créant parce qu’elle est création, plus forte qu’une volonté, plus vaste qu’un raisonnement, produisant sans but, sans raison et sans fin dans tous les sens et dans toutes les formes à travers l’espace infini, suivant les nécessités du hasard et le voisinage des soleils chauffant les mondes.
La création contenait tous les germes, la pensée et la vie se développant en elle comme des fleurs et des fruits sur les arbres.
Pour lui donc, la reproduction était la grande loi générale, l’acte sacré, respectable, divin, qui accomplit l’obscure et constante volonté de l’Être Universel. Et il commença, de ferme en ferme, une campagne ardente contre le prêtre intolérant, persécuteur de la vie.
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Jeanne, désolée, priait le Seigneur, implorait son père ; mais il répondait toujours : « Il faut combattre ces hommes-là, c’est notre droit et notre devoir. Ils ne sont pas humains. » Il répétait, en secouant ses longs cheveux blancs : « Ils ne sont pas humains ; ils ne comprennent rien, rien, rien. Ils agissent dans un rêve fatal ; ils sont anti-physiques. » Et il criait « Anti-physiques ! » comme s’il eût jeté une malédiction.
Le prêtre sentait bien l’ennemi, mais, comme il tenait à rester maître du château et de la jeune femme, il temporisait, sûr de la victoire finale.
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Puis une idée fixe le hantait ; il avait découvert par hasard les amours de Julien et de Gilberte, et il les voulait interrompre à tout prix.
Il s’en vint un jour trouver Jeanne et, après un long entretien mystique, il lui demanda de s’unir à lui pour combattre, pour tuer le mal dans sa propre famille, pour sauver deux âmes en danger.
Elle ne comprit pas et voulut savoir. Il répondit : « L’heure n’est pas venue, je vous reverrai bientôt. » Et il partit brusquement.
L’hiver alors touchait à sa fin, un hiver pourri, comme on dit aux champs, humide et tiède.
L’abbé revint quelques jours plus tard et parla en termes obscurs d’une de ces liaisons indignes entre gens qui devraient être irréprochables. Il appartenait, disait-il, à ceux qui avaient connaissance de ces faits, de les arrêter par tous les moyens.
Puis il entra en des considérations élevées, puis, prenant la main de Jeanne, il l’adjura d’ouvrir les yeux, de comprendre et de l’aider.
Elle avait compris, cette fois, mais elle se taisait, épouvantée à la pensée de tout ce qui pouvait survenir de pénible dans sa maison tranquille à présent, et elle feignit de ne pas savoir ce que l’abbé voulait dire. Alors il n’hésita plus et parla clairement.
« C’est un devoir pénible que je vais accomplir, madame la comtesse, mais je ne puis faire autrement. Le ministère que je remplis m’ordonne de ne pas vous laisser ignorer ce que vous pouvez empêcher. Sachez donc que votre mari entretient une amitié criminelle avec Mme de Fourville. »
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Elle baissa la tête, résignée et sans force.
Le prêtre reprit : « Que comptez-vous faire, maintenant ? »
Alors elle balbutia : « Que voulez-vous que je fasse, monsieur l’abbé ? »
Il répondit violemment : « Vous jeter en travers de cette passion coupable. »
Elle se mit à pleurer ; et d’une voix navrée : « Mais il m’a déjà trompée avec une bonne ; mais il ne m’écoute pas ; il ne m’aime plus ; il me maltraite sitôt que je manifeste un désir qui ne lui convient pas. Que puis-je ? »
Le curé, sans répondre directement, s’écria : « Alors, vous vous inclinez ! Vous vous résignez ! Vous consentez ! L’adultère est sous votre toit ; et vous le tolérez ! Le crime s’accomplit sous vos yeux, et vous détournez le regard ? Êtes-vous une épouse ?
une chrétienne ? une mère ? »
Elle sanglotait : « Que voulez-vous que je fasse ? »
Il répliqua : « Tout plutôt que de permettre cette infamie.
Tout, vous dis-je. Quittez-le. Fuyez cette maison souillée. »
Elle dit : « Mais je n’ai pas d’argent, monsieur l’abbé ; et puis je suis sans courage, maintenant ; et puis comment partir sans preuves ? Je n’en ai même pas le droit. »
Le prêtre se leva, frémissant : « C’est la lâcheté qui vous conseille, madame, je vous croyais autre. Vous êtes indigne de la miséricorde de Dieu ! »
Elle tomba à ses genoux : « Oh ! je vous en prie, ne m’abandonnez pas, conseillez-moi ! »
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Il prononça d’une voix brève : « Ouvrez les yeux de M. de Fourville. C’est à lui qu’il appartient de rompre cette liaison. »
À cette pensée une épouvante la saisit : « Mais il les tuerait, monsieur l’abbé ! Et je commettrais une dénonciation ! Oh ! pas cela, jamais ! »
Alors, il leva la main comme pour la maudire, tout soulevé de colère : « Restez dans votre honte et dans votre crime ; car vous êtes plus coupable qu’eux. Vous êtes l’épouse complaisante ! Je n’ai plus rien à faire ici. »
Et il s’en alla, si furieux que tout son corps tremblait.
Elle le suivit éperdue, prête à céder, commençant à promettre. Mais il demeurait vibrant d’indignation, marchant à pas rapides en secouant de rage son grand parapluie bleu presque aussi haut que lui.
Il aperçut Julien debout près de la barrière, dirigeant des travaux d’ébranchage ; alors il tourna à gauche pour traverser la ferme des Couillard ; et il répétait : « Laissez-moi, madame, je n’ai plus rien à vous dire. »
Juste sur son chemin, au milieu de la cour, un tas d’enfants, ceux de la maison et ceux des voisins attroupés autour de la loge de la chienne Mirza, contemplaient curieusement quelque chose, avec une attention concentrée et muette. Au milieu d’eux le baron, les mains derrière le dos, regardait aussi avec curiosité. On eût dit un maître d’école.