Выбрать главу

– Ah ! mais que oui, madame. De l’argent ! Vous me donneriez de l’argent ! Mais j’en ai quasiment autant que vous.

Savez-vous seulement c’qui vous reste avec tous vos gribouillis d’hypothèques et d’empruntages, et d’intérêts qui n’sont pas payés et qui s’augmentent à chaque terme ? Savez-vous ? non, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous promets que vous n’avez seulement plus dix mille livres de revenu. Pas dix mille, entendez-vous. Mais je vas vous régler tout ça, et vite encore. »

Elle s’était remise à parler haut, s’emportant, s’indignant de ces intérêts négligés, de cette ruine menaçante. Et comme un vague sourire attendri passait sur la figure de sa maîtresse, elle s’écria, révoltée :

– 284 –

« Il ne faut pas rire de ça, madame, parce que sans argent, il n’y a plus que des manants. »

Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes ; puis elle prononça lentement, toujours poursuivie par la pensée qui l’obsédait : « Oh ! moi, je n’ai pas eu de chance. Tout a mal tourné pour moi. La fatalité s’est acharnée sur ma vie. »

Mais Rosalie hocha la tête : « Faut pas dire ça, madame, faut pas dire ça. Vous avez mal été mariée, v’là tout. On n’se marie pas comme ça aussi, sans seulement connaître son prétendu. »

Et elles continuèrent à parler d’elles ainsi qu’auraient fait deux vieilles amies.

Le soleil se leva comme elles causaient encore.

– 285 –

XII

Rosalie, en huit jours, eut pris le gouvernement absolu des choses et des gens du château. Jeanne, résignée, obéissait passivement. Faible et traînant les jambes comme jadis petite mère, elle sortait au bras de sa servante qui la promenait à pas lents, la sermonnait, la réconfortait avec des paroles brusques et tendres, la traitant comme une enfant malade.

Elles causaient toujours d’autrefois, Jeanne avec des larmes dans la gorge, Rosalie avec le ton tranquille des paysans impassibles. La vieille bonne revint plusieurs fois sur les questions d’intérêts en souffrance, puis elle exigea qu’on lui livrât les papiers que Jeanne, ignorante de toute affaire, lui cachait par honte pour son fils.

– 286 –

Alors, pendant une semaine, Rosalie fit chaque jour un voyage à Fécamp pour se faire expliquer les choses par un notaire qu’elle connaissait.

Puis un soir, après avoir mis au lit sa maîtresse, elle s’assit à son chevet, et brusquement : « Maintenant que vous v’là couchée, madame, nous allons causer. »

Et elle exposa la situation.

Lorsque tout serait réglé, il resterait environ sept à huit mille francs de rentes. Rien de plus.

Jeanne répondit : « Que veux-tu, ma fille ? Je sens bien que je ne ferai pas de vieux os ; j’en aurai toujours assez. »

Mais Rosalie se fâcha : « Vous, madame, c’est possible ; mais M. Paul, vous ne lui laisserez rien alors ? »

Jeanne frissonna. « Je t’en prie, ne me parle jamais de lui.

Je souffre trop quand j’y pense.

– Je veux vous en parler au contraire, parce que vous n’êtes pas brave, voyez-vous, madame Jeanne. Il fait des bêtises ; eh bien, il n’en fera pas toujours : et puis il se mariera, il aura des enfants. Il faudra de l’argent pour les élever. Écoutez-moi bien : Vous allez vendre les Peuples !… »

Jeanne, d’un sursaut, s’assit dans son lit : « Vendre les Peuples ! Y penses-tu ? Oh ! jamais, par exemple ! »

Mais Rosalie ne se troubla pas. « Je vous dis que vous les vendrez, moi, madame, parce qu’il le faut. »

Et elle expliqua ses calculs, ses projets, ses raisonnements.

– 287 –

Une fois les Peuples et les deux fermes attenantes vendues à un amateur qu’elle avait trouvé, on garderait quatre fermes situées à Saint-Léonard, et qui, dégrevées de toute hypothèque, constitueraient un revenu de huit mille trois cents francs. On mettrait de côté treize cents francs par an pour les réparations et l’entretien des biens ; il resterait donc sept mille francs sur lesquels on prendrait cinq mille pour les dépenses de l’année ; et on en réserverait deux mille pour former une caisse de prévoyance.

Elle ajouta : « Tout le reste est mangé, c’est fini. Et puis c’est moi qui garderai la clef, vous entendez ; et quant à M. Paul, il n’aura plus rien, mais rien ; il vous prendrait jusqu’au dernier sou. »

Jeanne, qui pleurait en silence, murmura :

« Mais s’il n’a pas de quoi manger ?

– Il viendra manger chez nous, donc, s’il a faim. Il y aura toujours un lit et du fricot pour lui. Croyez-vous qu’il aurait fait toutes ces bêtises-là si vous ne lui aviez pas donné un sou du commencement ?

– Mais il avait des dettes, il aurait été déshonoré.

– Quand vous n’aurez plus rien, ça l’empêchera-t-il d’en faire ? Vous avez payé, c’est bien ; mais vous ne paierez plus, c’est moi qui vous le dis. Maintenant, bonsoir, madame. »

Et elle s’en alla.

Jeanne ne dormit point, bouleversée à la pensée de vendre les Peuples, de s’en aller, de quitter cette maison où toute sa vie était attachée.

– 288 –

Quand elle vit entrer Rosalie dans sa chambre, le lendemain, elle lui dit : « Ma pauvre fille, je ne pourrai jamais me décider à m’éloigner d’ici. »

Mais la bonne se fâcha : « Faut que ça soit comme ça pourtant, madame. Le notaire va venir tantôt avec celui qui a envie du château. Sans ça, dans quatre ans, vous n’auriez plus un radis. »

Jeanne restait anéantie, répétant : « Je ne pourrai pas ; je ne pourrai jamais. »

Une heure plus tard, le facteur lui remit une lettre de Paul qui demandait encore dix mille francs. Que faire ? Éperdue, elle consulta Rosalie qui leva les bras : « Qu’est-ce que je vous disais, madame ? Ah ! vous auriez été propres tous les deux si je n’étais pas revenue ! » Et Jeanne, pliant sous la volonté de sa bonne, répondit au jeune homme :

« Mon cher fils, je ne puis plus rien pour toi. Tu m’as ruinée ; je me vois même forcée de vendre les Peuples. Mais n’oublie point que j’aurai toujours un abri quand tu voudras te réfugier auprès de ta vieille mère que tu as bien fait souffrir.

« JEANNE. »

Et lorsque le notaire arriva avec M. Jeoffrin, ancien raffineur de sucre, elle les reçut elle-même et les invita à tout visiter en détail.

Un mois plus tard, elle signait le contrat de vente, et achetait en même temps une petite maison bourgeoise sise auprès de Goderville, sur la grand-route de Montivilliers, dans le hameau de Batteville.

– 289 –

Puis, jusqu’au soir elle se promena toute seule dans l’allée de petite mère, le cœur déchiré et l’esprit en détresse, adressant à l’horizon, aux arbres, au banc vermoulu sous le platane, à toutes ces choses si connues qu’elles semblaient entrées dans ses yeux et dans son âme, au bosquet, au talus devant la lande où elle s’était si souvent assise, d’où elle avait vu courir vers la mer le comte de Fourville en ce jour terrible de la mort de Julien, à un vieil orme sans tête contre lequel elle s’appuyait souvent, à tout ce jardin familier, des adieux désespérés et sanglotants.

Rosalie vint la prendre par le bras pour la forcer à rentrer.

Un grand paysan de vingt-cinq ans attendait devant la porte. Il la salua d’un ton amical comme s’il la connaissait de longtemps. « Bonjour, madame Jeanne, ça va bien ? La mère m’a dit de venir pour le déménagement. Je voudrais savoir c’que vous emporterez, vu que je ferai ça de temps en temps pour ne pas nuire aux travaux de la terre. »

C’était le fils de sa bonne, le fils de Julien, le frère de Paul.