Je ne suis pas pressé de devenir orphelin. Je n’ai pas aimé le spectacle parental : ceux qui m’avaient donné la vie allongés dans des lits d’hôpitaux, cela avait quelque chose de vulgaire, de prévisible, comme un mauvais scénario de télé-réalité. Quelque chose me disait que je devais les sauver. Je ne voulais pas les perdre ; ils étaient mes boucliers humains. Le fait de m’avoir donné la vie ne méritait pas la peine capitale.
Mon père en rééducation avec des béquilles aux Buttes-Chaumont, ma mère cassée en morceaux à Cochin après une chute : aucun des deux ne semblait se douter qu’ils finiraient seuls. La cruauté de la fin de vie de mes parents en faisait deux publicités contre le divorce et les maladies cardiovasculaires. Ils avaient vécu séparément mais je m’imaginais sottement qu’ils auraient dû mourir ensemble. Durant des mois je tournais mes émissions avec le sourire le plus artificiel possible, un rictus de mauvais acteur kéblo sous coke, quand la caméra passait au rouge sur mon plateau. J’ai commencé à animer des galas de charité à cette époque-là : le Téléthon, le Sidaction, le Concert contre le Cancer… Cela me révoltait de souffrir pour un événement aussi banal que la maladie de mes parents, de découvrir que j’avais un cœur capable d’une émotion aussi prévisible statistiquement. Le dessinateur Joann Sfar m’avait prévenu lors d’un déjeuner au Ritz :
— Quand tu perds tes parents à dix ans, tout le monde te console, tu deviens un être intéressant ; quand tu les perds à cinquante, personne ne te plaint, c’est là que tu es vraiment l’orphelin le plus seul du monde.
Si je les perdais, je savais que plus personne ne s’intéresserait à moi autant qu’eux. Donc ma tristesse était encore du narcissisme. Pleurer ses parents, c’est pleurer sur sa propre fragilité. Je suppliais la maquilleuse de masquer mon chagrin avec du fond de teint opaque, et je beuglais mon prompteur pour couvrir les applaudissements du chauffeur de salle : « Amis mortels, bonsoir et bienvenue : ceci n’est pas une émission, c’est une ordonnance ! »
Une menace plane sur le bourgeois européen ; notre confort est provisoire, nous avons appris à faire comme si le chaos absolu qui règne entre le Big Bang et l’Apocalypse pouvait être organisé par notre smartphone, entre deux attentats-suicides en live sur Periscope, et un Snapchat de notre plat du jour. Depuis notre naissance, on nous répète que nous allons mal finir. Avant de commencer cette enquête, je savais que l’homme était un corps mais pas un aggloméré de milliards de cellules reprogrammables. J’avais entendu parler des cellules souches, des manipulations génétiques, de la médecine régénérative, mais si la science ne sauvait pas mes parents, à quoi servait-elle ? À nous préserver, ma femme, mes filles et moi — les prochains candidats sur la death list.
Le déclic fut l’émission du Nouvel An. Comme chaque année, je l’enregistrais pour pouvoir passer Noël à Harbour Island. Entouré de danseuses du Pink Paradise et de comiques professionnels, je faisais semblant d’être le 31 décembre et d’attendre minuit pour le compte à rebours : « Cinq ! Quatre ! Trois ! Deux ! Un ! BONNE ANNÉÉÉÉE LA FRAAANCE ! » alors que nous étions en train de nous congratuler le 15 novembre dans un studio glacial de Boulogne-Billancourt, aux alentours de 19 heures. Et nous recommencions trois fois le countdown parce que les ballons de baudruche n’étaient pas descendus à temps. Il se trouve que cette année, deux invités sont décédés entre l’ampexage et la diffusion. Une chanteuse toxicomane et un humoriste gay n’ont pas passé l’année. Par leur faute, quatre heures de faux direct furent trappés : deux millions d’euros passèrent sous le nez de mon producteur (moins ma com’) ; après visionnage, l’émission était indiffusable, même remontée — ce con de comique décédé ayant fait le mariole sur tous les plans larges. Tous mes invités étaient furax ; tous ces ringards s’étaient emmerdés à faire semblant de fêter le réveillon en smoking et robe du soir, une mascarade durant tout un après-midi d’hiver pour zéro UBM. Ce fut la goutte d’eau : j’en ai eu marre que la mort vienne me gâcher la vie. C’est à partir de là que j’ai commencé à me renseigner de plus près sur les progrès de la génétique.
Le monde actuel me donne l’impression d’un encombrement accéléré. Comme si nous étions coincés dans un embouteillage mais qu’au lieu de rouler lentement, les véhicules collés les uns aux autres fonçaient pied au plancher, à 200 km/h, vers le vide, comme dans Fast & Furious 7, quand la Lykan HyperSport de Vin Diesel saute d’un building d’Abu Dhabi pour entrer au 74e étage d’un autre building d’Abu Dhabi qu’elle détruit intégralement avant d’atterrir dans un troisième gratte-ciel d’Abu Dhabi. C’est une cascade spectaculaire mais avons-nous envie d’une vie de stuntman ? On vieillit de plus en plus tôt : à trente ans déjà, la génération suivante est incompréhensible, son sabir inintelligible, son mode de vie abscons, et elle, si pressée de te pousser dehors. Au Moyen Âge, à cinquante ans, nous étions tous morts. Aujourd’hui on s’inscrit à Club Med Gym et l’on gesticule sur un tapis en mousse en regardant Bloomberg TV, avec ses chiffres qui défilent dans tous les sens. Je suis sûr que si j’ouvrais un club de sport nommé Death Row, les gens se battraient pour y cotiser.
Si vous me prenez pour un fou, refermez ce livre. Mais vous ne le ferez pas. Parce que vous êtes comme moi, un « sujet autonome », selon l’expression du sociologue Alain Touraine, c’est-à-dire un individu libre et moderne, sans attaches rurales, ni communauté religieuse. Une étude marketing de ma boîte de prod’ a montré que je n’attire que les célibataires urbains, les déracinés, les atypiques, les CSP+ et les athées à fort pouvoir d’achat ; les autres ne font pas partie de mon public. Le sondeur qui avait interrogé le panel sur mon image citait dans son rapport le philosophe allemand Peter Sloterdijk, parlant de l’homme contemporain comme d’un « citoyen autogénéré » et d’un « bâtard sans généalogie ». J’ai failli mal le prendre mais, en sortant de la présentation, je me suis regardé dans le miroir de l’ascenseur pour constater que j’ai bel et bien une tête de « créature du discontinuum ». J’appartiens à la première génération humaine élevée sans patriotisme, ni orgueil familial, ni racines profondes, ni appartenance locale, ni croyance particulière, hormis le catéchisme d’une école catholique durant la petite enfance. Il s’agit d’un fait de société sur lequel je n’ai nulle complainte réactionnaire : je constate seulement une réalité historique. Je suis la conséquence d’une utopie démodée, celle des années 70, durant lesquelles les habitants des pays occidentaux ont tenté de se débarrasser de tous les boulets des siècles précédents. Je suis le premier homme sans boulet au pied. Ou le dernier boulet au pied de la génération suivante.