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Personne ne souhaite la mort, à part les dépressifs et les kamikazes. S’il y a une chance sur huit milliards que je parvienne à prolonger ma vie de deux ou trois siècles, vous aurez envie de m’imiter. Gardez bien à l’esprit cette réalité : vous allez mourir parce que vous vous laissez faire. Vous mourrez et pas moi. L’humanité a tout dompté : les océans les plus profonds, les montagnes les plus inaccessibles, même la lune et la planète Mars. Le moment est venu pour la médecine d’euthanasier la mort. Ensuite, on se débrouillera pour trouver de la place pour loger la surpopulation. Il n’y aura plus de Sécurité sociale dans vingt ans. Avec le vieillissement massif de la population, le déficit colossal des comptes sociaux mènera au chacun pour soi : les riches ne paieront plus pour sauver les pauvres. À moins de reporter l’âge de la retraite à 280 ans… Quant aux mutuelles et compagnies d’assurances, un rapide séquençage de notre ADN leur indiquera le niveau de risque-santé et un algorithme calculera les cotisations en fonction. L’augmentation de la durée de vie aura une conséquence positive sur le plan financier : tout le monde pourra s’acheter des maisons très chères en s’endettant sur plusieurs siècles (sauf en cas de génome déficient). Exemple : un crédit de 10 millions est remboursable sur trois cents ans, avec des mensualités de 2 700 €. Vous désirez un yacht ? Aucun problème si vous avez des siècles devant vous.

Je vous épargne le baratin des religions sur la vie après la mort. Je ne suis pas adepte des casinos, ni du PMU : ne comptez pas sur moi pour lancer des paris. Je me fiche d’une vie après la mort, ce que je veux c’est prolonger indéfiniment mon existence avant la Faucheuse. Le catholicisme prie pour la vie éternelle ; moi, je veux la vie éternelle sans me faire prier. Le problème avec Dieu c’est que si l’on n’y croit pas, on a franchement l’air d’un paumé. Surtout à cinquante ans, quand le corps se met à dysfonctionner ; une situation dont on sait, malgré tous les efforts, les crèmes anti-âge, les injections de botox, les implants capillaires et les massages ayurvédiques, qu’elle ne fera qu’empirer, jusqu’à la défaite ultime. C’est pour cette raison que les fidèles des messes ont tous plus de cinquante ans. L’Église, c’est le spa de l’âme.

Aurais-je perdu le goût du vide ?

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GONZO CHECK-UP

(Hôpital européen Georges-Pompidou, Paris)

« Vivre, comment ? »

Boulgakov, La Garde blanche, 1926

Romy et Lou avaient tellement plus de futur que moi : je respectais leur longévité. Elles étaient déjà posthumaines à la naissance. Les enfants sont de merveilleux organismes multicellulaires qui courent dans le salon et récompensent notre attention.

La naissance de Lou a considérablement compliqué la rédaction de ce livre. Quand votre bébé répète « papa, papa, papa », l’écriture est un effort colossal pour résister à un sourire qui attend d’être regardé. Ce paragraphe a été tapé sur mon ordinateur alors que Lou se cachait dans les rideaux afin que je la surprenne, avant d’éclater de rire sous ses cheveux de paille lorsque je la chatouillais. Comment voulez-vous écrire Guerre et Paix dans ces conditions ? Il paraît que Dickens a réussi à pondre Oliver Twist au milieu de ses marmots, mais c’était une histoire d’enfants maltraités : il se vengeait. Ma vengeance à moi consiste à mâchouiller les oreilles de Lou et la pulpe de ses orteils jusqu’à ce qu’elle demande grâce : « Oh non ! Oh non ! » Elle a la peau la plus douce du monde. Et les petites dents écartées de Vanessa Paradis, avec quarante-cinq ans de moins. Un profil de déesse au front bombé et aux joues pleines, le nez mutin, la bouche boudeuse pleine d’abricots. Impossible d’imaginer plus heureux que ses fossettes. Comment créer quand la création la plus fraîche gambade autour de vous ? Désolé, j’ai une couche-culotte à changer. Je me remettrai au travail demain. La littérature attendra : une petite main, posée dans ma grande main, m’empêche d’écrire.

Je n’ai pas envie que Lou grandisse et j’ai peur du jour où Romy s’en ira. Quand Lou joue avec la douche, ou découvre qu’un klaxon fait « tût-tût », ou goûte une cerise ou s’amuse à faire tomber tous mes DVD maniaquement rangés malgré mes prostestations, me permettant de retrouver enfin Madame porte la culotte de Cukor que je croyais perdu, je revois Romy accomplir les mêmes miracles au même âge, puis je me revois, moi, renversant des tables à Neuilly, et je revis mon enfance une troisième fois, encore et toujours, je rajeunis en boucle ; à chaque naissance, je ressuscite.

Je permets à Romy tout ce que sa mère lui interdit : manger du beurre de cacahuète et des Mi-cho-ko avant le dîner, regarder la télé jusqu’à minuit, téléphoner dans son lit, passer son temps sur FaceTime avec ses camarades de classe… Quant à Lou, rien ne lui résiste, et surtout pas moi. Mes émissions passent après sa peinture à l’eau. Mes filles m’ont appris à ne plus gaspiller mon temps. La hiérarchie de mes priorités a fortement évolué dans les années 2000 : fabriquer un hippocampe en pâte à modeler est devenu plus urgent qu’un threesome avec deux Slovaques. Une journée réussie, c’est Lou qui regarde Pierre Lapin et moi qui regarde Lou, en buvant de la bière (j’ai remarqué que l’alcool me met à son niveau ; l’adulte bourré est l’équivalent du bébé, en plus mou).

Hier j’ai rêvé que mes parents étaient incinérés. Lou jouait avec leurs urnes dans mon salon. Elle renversait les cendres de ma mère sur la moquette. Un tas de poussière grise était répandu sur le sol. Puis je m’apercevais qu’elle avait aussi vidé les cendres de mon père. Impossible de les séparer : mes parents formaient un monticule poudreux au milieu du living-room. Je me suis réveillé au moment où mon robot Dyson 360 Eye aspirait simultanément ma mère et mon père.

Il existe de nombreuses méthodes pour vaincre la mort, mais elles sont réservées à quelques milliardaires chinois ou californiens. Mieux vaut être un posthumain en vie qu’un humain en poudre. J’ai compris que je ne tenais pas tant que cela à mon humanité, sinon j’aurais choisi une autre activité professionnelle qu’animateur télé. Je ne suis pas un intégriste du corps biologique. S’il faut me transformer en machine pour durer, je renonce sans état d’âme à mon humanité déjà approximative. Je ne dois aucun respect à la Nature, cette meurtrière. De toute façon, j’ai tout gâché dans ma vie. J’ai besoin d’une deuxième chance : je ne demande pas grand-chose, juste un siècle supplémentaire. Une existence de rattrapage.