— Je me suis souvent demandé quelle tête avait la mort. Donc, en fait, c’est la vôtre.
— Déçu ?
Ma vie était suspendue à ce navet en coupe tridimensionnelle au look gore. Ce serait un bon concept de talk-show : « Fais voir ton intérieur. » Un plateau tourné à l’institut Labrouste, où l’on pourrait visionner les cœurs battants et les artères engorgées de tous les participants, en direct. Avec des échographies « live ». La séquence émotion serait celle où les invités apprendraient leur pronostic vital devant les caméras. Idée à noter pour l’année prochaine.
La semaine suivante, les surfaces vitrées de l’hôpital Pompidou ne me faisaient plus penser à un vaisseau intergalactique mais à la pyramide du Louvre. J’ai commencé à comprendre où je me trouvais : dans un tombeau translucide analogue au sarcophage de François Mitterrand. Mon humeur avait évolué ; je bombais un peu moins le torse. Le check-up calme l’amour-propre. Le docteur Saldmann m’a convoqué pour m’exposer mon bilan de santé. Il a regardé mes analyses avec la lenteur sadique d’un juge attendant le silence de la cour avant de prononcer son verdict. Ceci est mon cœur livré pour vous.
Connaissez-vous beaucoup de romanciers qui vous dévoilent l’intérieur de leur corps ? Céline disait qu’un écrivain devait « mettre sa peau sur la table ». Avec mon scanner coronaire, il est clair qu’une étape de l’histoire littéraire a été franchie. (Note de l’auteur prêt à tout.)
— Tu as une stéatose hépatique et tu es hypertendu. C’est limite normal avec tout ce que tu te mets dans le cornet. Mais ton cœur est intact et tes artères propres. C’est dingue ! Tu as zéro risque d’infarctus. Tu es passé à Lourdes ou quoi ? Ton score calcique coronaire à zéro, c’est comme si tu venais de naître ! L’estomac, les poumons, les couilles, tout fonctionne normalement. Même ta prostate est petite. Je vais me mettre à la drogue dure si ça préserve à ce point.
J’ai remercié le ciel de me donner une seconde chance. Saldmann semblait aussi soulagé que moi. Il s’attendait à trouver un organisme totalement délabré.
— Ce qui m’étonne, ai-je dit après un long soupir de condamné à mort gracié, c’est que mon foie ait mis cinquante ans à se rebeller. Peux-tu prolonger cette situation indéfiniment ?
— Pardon ?
— Je voudrais repousser ma mort si loin qu’elle en décédera à ma place. Mon but est de vivre quatre cents ans avec mon foie graisseux.
— Visons plutôt quatre mois, soyons réalistes. (Rire pas drôle.) Mon cher, l’espérance de vie moyenne d’un Français est de 78 ans ; 84 pour les femmes car elles sont plus intelligentes. Normalement, il devrait donc te rester trente belles années à vivre si tu suis mon régime allégé. Ton sucre est à 1,33. Ton acide urique à 91 et tes triglycérides à 2,36. Trop de graisse, d’alcool et de sucre. Il faut que tu jouisses autrement qu’en mangeant et buvant : voyage, baise qui tu veux avec préservatif, lis, va au cinéma et au théâtre, enfin bref, fais des trucs de vieux ! Et surtout, quarante minutes d’exercice physique quotidien pour diminuer le risque de cancer de 40 % en libérant 1 004 molécules protectrices. Mais ne te tue pas au travail. Les audiences de ton émission sont toujours bonnes ?
— Entre trois et cinq millions par semaine.
— Ce n’est pas rien.
— On fait plus quand je gerbe en plateau.
— Es-tu obligé d’avaler les mêmes pilules que tes invités ? Tous ces abus chimiques ne sont pas recommandés par la faculté de médecine.
— Ne t’inquiète pas pour les pilules, je ne les consomme que pour le direct. Ensuite je passe le reste de la semaine à préparer l’émission suivante en buvant de l’eau minérale. Je ne veux pas me tuer, comprends-tu docteur ? Ni au travail, ni au sport. Je me suis mis à guetter la mort comme un cerf traqué dans une chasse à courre.
— T’es le seul hypocondriaque qui gobe des pilules sans savoir ce qu’il y a dedans.
— Écoute, je fais gaffe quand même. Je flique chaque symptôme, je traque les douleurs suspectes. Je me suis acheté un autotensiomètre pour prendre ma tension matin, midi et soir. Je me renseigne sur Internet. Je connais les meilleurs spécialistes de chaque partie du corps. Je suis plus habitué des pharmacies que des bars. L’apothicaire de la rue de Seine me salue tous les jours comme autrefois Alan, le barman de chez Castel ! L’argent que je dépensais auparavant en vodka-coke est désormais investi en vitamines-légumes verts.
Le médecin des stars me prenait pour un débile, ce qui se traduisait chez lui par un lent hochement de tête puis un regard dans le vague durant lequel il psalmodiait « ah làlàlàlàlàlà ». Et le César de la Meilleure Émotion Factice aurait pu être décerné… au docteur Frédéric Saldmann. Il a écouté mes poumons avec son stéthoscope gelé. Il a regardé mes oreilles et ma gorge avec sa lampe de poche.
— Bien. Je vais être direct avec toi. Je considère que toute mort avant 120 ans est prématurée, seulement il faut m’aider. À partir de 50 ans, la vie est un vrai champ de tir. On ne peut plus se comporter comme à 30 ans. Tu es en train de te suicider. Même si je congelais tes cellules souches dans une banque pour te les greffer plus tard, cela ne suffirait pas. Tu dois arrêter ton toxico-show. Si cela te pose un problème, je ne peux rien faire pour toi. À la rigueur, laisse tes invités se droguer, mais de ton côté, pourquoi ne pas jouer la comédie ? Tu n’as pas le choix. Gobe des Car-en-Sac blancs ou des M&M’s marron. Grimace, ils n’y verront que du feu.
— J’ai déjà essayé : on sent tout de suite quelque chose d’anormal quand je suis dans mon état normal. L’émission n’a plus de dramaturgie. Ceux qui ne travaillent pas à la télévision pensent toujours qu’animer est un métier facile. Mais tu as raison, je pourrais très bien terminer cette saison et prendre ensuite une année sabbatique.
— Profites-en pour consulter un psychanalyste afin de cerner ton angoisse macabre. Il était chouette, notre débat sur la mort. J’ai bien apprécié le moment où le fondateur de Google a avalé son oreillette.
— D’habitude, la mort ne fait pas d’audience. Là elle a cartonné.
— Peut-être parce qu’elle touche encore une majorité de gens. Aujourd’hui pour toi la situation est très simple : tu arrêtes la drogue ou tu arrêtes de vivre. À toi de choisir.
— J’ai envie de me défoncer pour ne pas entendre ce que tu dis.
— En ce cas, j’aimerais beaucoup acheter ta maison.
— Ah bon ?
— Oui : en viager.
La profession de « médecin connu » offre ce privilège : le droit à une dose d’humour morbide supérieure à la moyenne nationale. On était en juin : l’année audiovisuelle s’achevait et j’avais largement assez de fric sur mon compte pour arrêter de bosser pendant un an sans toucher à mon train de vie. Le seul souci était de savoir si la production me reprendrait en septembre de l’année suivante, ou si je devrais me produire moi-même. C’était une très bonne idée, cette année sabbatique. Je pourrais faire le tour du monde avec Romy ; Léonore et Lou nous rejoindraient aux destinations les plus hospitalières. J’allais sauver nos quatre vies. J’aurais pu embaucher le docteur Saldmann comme « talent manager ». Il me conseillait mieux que mon producteur, lequel ne pensait qu’à me faire trimer comme un âne jusqu’au triple pontage final.
— Puis-je être franc avec toi ? a-t-il repris. Tu as besoin d’antioxydants. Mange des radis, des raisins secs, du quinoa, des clémentines et des pamplemousses. Arrête tes gélules, les alcools forts, le barbecue, le saucisson…