— Ah non ! Pas le saucisson ! Mais je t’assure que je mange des grenades. Qui n’explosent pas.
Pardon pour ce lamentable jeu de mots. Dans mon talk-show, au moins, un chauffeur de salle poussait le public à applaudir pour masquer mes flops. C’était confortable d’avoir un matelas de vivats en cas de bide. Mon médecin best-seller a poursuivi son énumération imperturbable, tel Michel Cymes. (Très bon client, Michel : dans mon émission, il a mangé le bouquet de fleurs du plateau avant de donner un cours de dos crawlé dans une piscine gonflable tout en faisant l’éloge de la sodomie.)
— Bouffe de l’ail, des amandes, du citron, du melon…
— Avec du San Daniele ?
— Non : sans San. Freine sur la charcuterie, le beurre, la crème, les fromages, les frites. Ni foie gras, ni viande grillée.
— Aaargh !
— … Des carottes, des tomates, des brocolis, du fenouil, des poireaux, des courgettes, des aubergines…
— OK, si c’est pour m’expliquer que pour ne jamais mourir il faut devenir vegan, je n’avais pas besoin de venir te voir, il me suffisait de lire Santé Magazine. J’essaie déjà ce régime sinistre, ne t’inquiète pas pour moi ! Par exemple, je mange uniquement les crocodiles verts de chez Haribo.
— Écoute, tu me poses une question, je te réponds. Ce n’est pas moi qui parle mais la science. Et tu n’as pas besoin de devenir vegan puisque tu as droit au poisson. Les sardines sont des animaux, non ? Mais de grâce, supprime les Haribo à la gélatine de porc concassé ! Et plus une goutte de Coca-Cola ! C’est du poison ! Bois de l’eau du robinet à la place. Beaucoup d’eau, ça coupe l’appétit et on n’a jamais rien trouvé de plus sain pour l’estomac.
— Merde… Aucun bonbec autorisé ?
— Les pistaches, le chocolat noir 100 % cacao et le miel, ça va. Et pas trop de sel non plus.
— Pfff… Aucun alcool ?
— Faudrait savoir. Tu veux être immortel ou clochard ? Bois des jus d’herbe !
— Plutôt crever !
— Ça tombe bien…
— Oui, bon, c’était une expression. T’inquiète, je mange souvent des açai bowls et je bois du matcha latte. Je suppose que je ne dois pas non plus m’exposer au soleil.
— Seulement le corps oint de crème solaire protection 50. Mais un peu de vitamine D est excellente pour la longévité.
— En fait, pour vivre longtemps, il ne faut être ni basque, ni américain. Dommage pour moi : ce sont mes deux nationalités préférées.
— Ah ! Une dernière chose : t’es venu comment ?
— En scooter.
— Arrête ça tout de suite, malheureux ! C’est de loin ce que tu fais de plus dangereux. C’est du suicide le deux-roues. Une seconde d’inattention et ciao.
— C’est marrant, je viens de comprendre pourquoi un modèle de cyclomoteur s’appellait Ciao. OK, je vais rentrer à pied.
— Tu ne te rends pas compte : on est à l’aube de progrès fous, il faut juste tenir trois ou quatre décennies. J’étudie une petite souris d’Afrique de l’Est (Somalie, Éthiopie, Kenya) qui s’appelle le rat-taupe nu. Cet animal résiste à tout et vit trente ans ; une souris d’habitude vit deux à trois ans. C’est comme si nous vivions six cents ans en bonne santé. Elle n’a jamais de cancer, ni Alzheimer, ni maladie cardiovasculaire. Une peau et des artères qui ne s’usent pas, une sexualité et une fertilité intactes jusqu’au bout. On lui a implanté des tumeurs cancéreuses violentes, elle les rejette tout de suite. Même chose si on l’expose à des cancérigènes chimiques. Cette souris détient la clé de la vie éternelle. Essaie juste de tenir jusqu’à ce que les secours arrivent.
— (Après avoir googlé « rat-taupe nu » pour voir des photos de la créature) Quel animal horrible !
— L’immortalité n’est pas une élection de Miss.
— Mais cette bestiole est imbaisable !
— Tu as raison, j’oubliais le principal. Il faut du sexe pour vivre longtemps. On considère que douze rapports sexuels par mois augmentent de 10 % la longévité. Et si tu arrives à vingt et un rapports mensuels, tu diminues d’un tiers le risque de cancer de la prostate. Grosso modo, tu dois remplacer la bouffe et la teuf par la baise : ce n’est pas un si mauvais swap.
— La petite mort repousse la grande !
— Allez, au revoir, je te souhaite une excellente résurrection. Cela t’ennuierait qu’on fasse un selfie ensemble pour épater ma femme ? Elle est complètement fan de toi. Elle a adoré l’émission avec Depardieu et Poelvoorde, quand ils ont décidé de gober toutes les gélules en même temps.
— Oui, elle a bien marché celle-là, c’était une bonne idée de garder l’antenne jusqu’à leur lavage d’estomac, à quatre heures du matin, en direct de l’Hôtel-Dieu. Combien je te dois pour mon check-up ?
— Envoie-moi un morceau de ton foie gras à Noël ! (Rire sardonique.)
Dans la rue, l’été était obscène. Le deuil de soi-même fournit une excuse pour se liquéfier en public. Je critique la mort mais je tolère la décomposition. Je pleurais souvent pour un rien ; c’étaient peut-être les particules fines en flottaison dans l’atmosphère parisienne. Comme dit Salinger : « Les poètes prennent la météo trop personnellement. » J’ai reniflé en croisant une mère de famille blonde poussant un landau. En regardant les platanes verts sur fond gris. En levant les yeux vers le ciel couleur de stéatose hépatique. Mon médecin fameux venait d’inviter la maladie dans ma vie. Je m’apitoyais sur mon propre déclin. Surtout, n’ayez pas pitié de moi. Je suis capable de chialer sur commande. Parfois, quand je sens qu’un invité est émouvant, je verse une larme pour faire le buzz.
Je suis jaloux de cette horloge sur la place Vauban qui ne tombe jamais en panne. En traversant les avenues mornes du 7e arrondissement, j’ai acheté un bouquet de violettes. Il y avait de l’orage dans l’air. Les magasins fermaient, une cloche sonna. Je ne m’étais même pas aperçu que la nuit tombait. Je suis entré dans une église illuminée, la paroisse Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, qui ressemble à l’Acropole, en moins disloquée. L’encens m’est monté à la tête, j’ai eu peur de m’évanouir. J’ai déposé mes violettes sur un autel mauve ; elles juraient, ce qui est embarrassant dans un lieu saint. J’ai allumé un cierge pour mon père et ma mère. Je ne voulais pas me retrouver en première ligne. La flamme de la bougie a projeté une ombre qui dansait sur la pierre. Elle m’a redonné du courage. Les églises sauvent tous les jours des athées par centaines. Je suis ressorti dans la nuit parisienne. J’ai téléphoné à mon producteur pour lui annoncer que j’arrêtais l’émission : l’avantage des boîtes vocales, c’est qu’elles n’essaient pas (encore) de vous convaincre de rester. J’étais soulagé comme un homme qui a failli recevoir un 747 sur la tête. On devrait démissionner plus souvent.
Les avions clignotaient dans le ciel noir au-dessus des arbres. J’ai eu l’impression qu’ils m’envoyaient un signal en morse mais j’ignorais lequel. « Fous le camp », peut-être ?
Ce soir-là, j’ai emmené Léonore, Romy et Lou manger des frites à L’Entrecôte, un restaurant diététiquement incorrect. Les enfants étaient contentes, et comme elles l’étaient, je l’ai été aussi. Malgré mon foie malade, je nous trouvais tellement plus vivants que la moyenne.
3
MA MORT DÉPROGRAMMÉE
« Vieillir n’est pas fait pour les poules mouillées. »
Un souvenir me perturbe régulièrement. Après l’enterrement de Gérard Lauzier à l’église Saint-Germain-des-Prés en 2008, j’ai pris une bière au Flore avec Tonino Benacquista, Georges Wolinski et Philippe Bertrand. Pour déconner, j’ai posé la question :