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M : « L’Émission chimique » fait sa plus grosse audience sur YouTube Live. Or tout le monde peut aller sur YouTube. On n’a plus besoin de demander la permission à Vincent Bolloré ou Martin Bouygues pour faire de la télé aujourd’hui, vous n’êtes pas au courant ? Augustin est un ami, je lui souhaite de belles expériences de chimie en direct. Je suis sûr qu’il va bien s’amuser et les téléspectateurs aussi. Quant à la production, je suis moi-même producteur, comme vous. J’étudie toutes les options.

JMM : Vous ne m’avez pas répondu. Cela ne vous vexe pas d’avoir été si vite remplacé ? (Rires)

M : On verra bien. Le public décidera. Mais c’est important la confiance. C’est comme quand un ado passe un casting porno avec vous. Les mineurs doivent avoir drôlement confiance quand vous leur demandez de se branler dans votre bureau. (Sourire narquois)

JMM : T’es vraiment un gros enculé. Coupez, on rend l’antenne. Pauvre merde ! (Il se lève pour me frapper, mes gardes du corps s’interposent.)

La vanne de fin était facile, je n’en suis pas fier. Elle fut retweetée 4 millions de fois : le clash de l’année.

De retour à la maison, j’ai prié Romy de poser son téléphone portable pour m’écouter cinq minutes. Elle a obtempéré en soupirant. Sa mauvaise éducation me plaît. Elle ressemble tellement à la mienne.

— Attends, me demanda-t-elle. Donne-moi un insecte qui pique en quatre lettres commençant par un « T ».

— Taon. T, A, O, N.

— T’es sûr que ça existe ? Ah oui, ça marche !

Depuis quelques semaines, Romy jouait à « 94 % », une application sur iPhone qui faisait deviner des mots. Je préférais de loin qu’elle enrichisse son vocabulaire avec ce jeu plutôt qu’en écrasant des bonbons colorés sur Candy Crush ou en semant ses professeurs pour traîner dans les boutiques de fringues.

— Voilà, j’ai bien réfléchi : que dirais-tu de partir en voyage ensemble ?

— Mais c’est pas les vacances.

— Presque. Tu ne sécheras qu’un mois, ensuite c’est l’été. Maman est d’accord. Je te ferai un mot d’excuse pour le collège. Un vrai, cette fois : tu n’auras pas besoin d’imiter nos signatures.

— Gnagnagna, très drôle. Et mes amies ?

— Tu pourras leur écrire et les appeler sur Skype.

— Et Lou et Léonore ?

— Elles nous rejoindront dès que possible. On va voir la mer, la montagne, des pays lointains…

— Vas-y, donne-moi un arbre en sept lettres commençant par P ?

— Platane ? Pommier ?

— Il accepte les deux ! 16 points !

— On a besoin de prendre l’air, ça va nous faire du bien.

Depuis ma séparation d’avec sa mère, Romy intériorise ses émotions. C’est injuste de grandir aussi tôt. Je n’arrive pas à aborder le sujet, trop plombant. De temps à autre, je me force :

— Ça va ? Tu es sûre ?

Elle ne dit rien. Je lui apporte alors un pain au chocolat ou un paquet de chewing-gums ou un abonnement à Netflix. Elle est fan de la série How to Get Away with Murder.

— Chérie, je préférais quand tu regardais Hannah Montana.

— Eh oui, les temps changent : maintenant Miley Cyrus est une grosse pouffiasse.

Je me souviens d’un week-end en Corse où Romy m’a demandé de lui étaler de la crème solaire dans le dos et tout d’un coup je me suis aperçu qu’un jour elle serait une femme ; c’était la première fois que j’étais gêné de toucher sa peau : ma fille n’était plus une fillette. Je massais pour la dernière fois ce dos à qui j’avais donné la vie, sous le regard désapprobateur des clientes du domaine de Murtoli que j’entendais murmurer dans mon dos : « Ce vieux porc va-t-il arrêter de tripoter sa fille ? » Pas question de fuir cette enfant ; c’était la seule personne qui me connaissait vraiment. Elle savait quel abruti j’étais, et me pardonnait. Romy ne m’en voulait pas d’avoir remplacé sa maman par une Suissesse. Les enfants servent à cela : corriger le tir. Parfois je reconnaissais le visage de sa mère quand elle riait, parfois celui de sa grand-mère. Je me retenais de la serrer dans mes bras trop souvent, pour ne pas l’étouffer. J’avais peut-être tort.

— T’es pas contente ?

— Si. C’est mortel.

— Ah non. C’est pas mortel. C’est même exactement le contraire.

Là, dans un de mes films, il y aurait un gros plan de trois secondes de mon expression énigmatique, censé souligner le double sens de cette repartie.

— Tu te souviens quand je t’ai dit qu’on n’allait pas mourir ?

— Bah oui.

— Tu m’as cru ?

— Bah… Tu dis tellement n’importe quoi.

— Ne critique pas mon gagne-pain. Eh bien figure-toi que, pour arrêter de mourir, on doit aller voir un certain nombre de docteurs qui vont s’occuper de nous. Tu comprends ? C’est ça le but de notre voyage. Mais il ne faut en parler à personne.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on sera les premiers. Il faut que ce soit notre secret, sinon tout le monde voudra faire pareil. Or je te rappelle que tu détestes les files d’attente à Disneyland.

— Je ne peux même pas poster sur Insta ? #100%Jesus !

— Non.

— On va où en premier ?

— À Jérusalem.

— Lol ! On va dans la ville où Jésus a ressuscité ?

— Est.

— Quoi ?

— On dit « Jésus est ressuscité ». Non, ça n’a rien à voir avec lui, c’est juste un hasard. Enfin… je crois.

Nouveau plan serré sur mon visage lourd de sous-entendus, style Bruce Lee dans La Fureur du dragon. Éventuellement avec un regard caméra et un léger travelling avant (à souligner avec une nappe de synthés au montage).

— Il faut juste que tu me promettes une chose, Romy. Regarde-moi dans les yeux.

— Quoi ?

— Jure-moi que tu ne recommenceras pas à disparaître sans prévenir.

— Mais c’était pas ma faute.

— C’était la faute de qui ?

— Sétéacausdemaman…

— Comment ? J’entends pas ce que tu dis. Articule s’il te plaît.

— Je dis que c’était à cause de maman.

— Le fait de sécher la gym pour t’enfermer chez Brandy Melville n’a pas fait revenir ta mère. Faudra m’expliquer en quoi te cacher dans une cabine d’essayage ou derrière un stand de bonbecs allait aider qui que ce soit.

— séklémentinekimadikellavèunmec.

— Je t’en supplie, fais un effort pour parler plus clairement, c’est relou à la fin !

— Je disais que c’est Clémentine qui m’a dit qu’elle avait un mec.

— Clémentine ?

— C’est pour ça, je suis sortie. Je voulais respirer, courir au Luco. J’ai pas réfléchi. Et la dame qui vendait les bonbons a été très gentille. Quand je lui ai expliqué que mes parents divorçaient, elle m’a offert autant de Chamallows que je pouvais en tenir dans les mains. Après j’étais pas cachée, j’étais assise dans le kiosque à musique, tout le monde pouvait me voir. Je savais que tu me retrouverais très vite. Tu devrais être content, je suis pas partie en Syrie !

Je me suis tout d’un coup aperçu que j’allais effectuer le tour de la planète avec une peste surdouée, ingrate et effrontée, que j’aurais pu embaucher comme chroniqueuse dans un talk-show pour pédophiles fans de Kick-Ass. Putain de concept : une émission de chroniqueurs mineurs, à déposer d’urgence à la SACD ! J’ai tapé l’idée dans mon portable.