— Je suis au bout de ma vie.
Ce à quoi je réplique avec orgueil :
— Prem’s.
Elle cachait ses bâillements pendant que je lui racontais les prodigieuses découvertes scientifiques qui nous amenaient dans cette ville ; Romy gardait la bouche fermée mais ses narines mobiles la trahissaient. Je n’avais jamais mis les pieds à Jérusalem ; je n’ai pas une prédilection pour les lieux saints. Par exemple, je n’ai jamais cédé à la mode de la marche à pied jusqu’à Compostelle. Romy regardait Hunger Games sur son ordinateur — encore une histoire de survie. Katniss Everdeen, l’héroïne interprétée par Jennifer Lawrence, passe tous les épisodes à sauver sa peau dans des jeux du cirque de plus en plus sadiens. Voir ce film à son âge m’aurait traumatisé mais Romy s’est endormie sans la moindre angoisse. La jeunesse s’est endurcie depuis que le chacun-pour-sa-gueule est devenu l’unique storytelling de nos enfants.
J’ai envoyé ce message à Léonore, restée à Paris avec notre bébé.
« Cher amour de ma vie,
J’ai beau jouer les blasés, il n’est pas anodin d’atterrir sur la Terre promise. On survole la Méditerranée et tout d’un coup, par le hublot, on voit une ligne droite, blanche et scintillante : c’est Israël, le pays qui est une utopie depuis trois millénaires. Nos voisins de fauteuil, un couple de vieux, se sont pris la main quand l’avion a touché le sol. Je les ai enviés car ta main me manquait. Je sais ce que tu penses : ma quête d’immortalité n’a pas de sens. Tu as sans doute raison, pourtant elle est déjà couronnée de succès, avant même mon rendez-vous avec le confrère de ton boss, puisque chaque kilomètre qui me sépare de Lou et toi mesure une éternité. Je te téléphone dès que je suis rempli de cellules souches. Croque un orteil de Lou de ma part : on le fera repousser. Je ne t’écris pas une trop longue lettre parce que je crains de chialer devant Romy. Je déteste faire autre chose que te serrer dans mes bras.
Ton amant légal aux sentiments inoxydables.
P.S : Sans déconner, je crois que te serrer contre moi est ma définition du paradis. »
Je devrais peut-être m’acheter une kippa. J’en ai porté une au mariage de mon producteur et cette petite calotte m’allait bien, elle me conférait la profondeur qui me manque. Après tout, avec mon nez proéminent et mes yeux clairs, j’ai une bonne tronche d’ashkénaze. Bien que possesseur d’un prépuce très catholique, je figure sur une « liste des juifs qui tiennent les médias » publiée sur un site de la fachosphère. Je laisse croire parce que je suis flatté. Du moment qu’on cite mon nom quelque part !
L’atterrissage a réveillé Romy et on a demandé à un chauffeur de taxi de nous déposer directement au laboratoire génomique de biotechnologie cellulaire de l’Université hébraïque de Jérusalem. Depuis Tel-Aviv, c’est une heure de trajet hautement sécurisé entre des barbelés. Ne croyant ni en Dieu, ni en Yahvé, ni en Allah, j’ai essayé de regarder par la fenêtre comme si ce pays était n’importe quel endroit, mais ce n’était pas n’importe quel endroit. Beaucoup de policiers encadraient des hommes en noir, barbus, avec des chapeaux noirs et des nattes frisées. Israël c’est le Marais en plus grand, avec un ciel plus large. Même la lumière est métaphysique. Je me suis aperçu que je ne connaissais pas un mot d’hébreu à part « shalom ». Je ne savais même pas dire « oui » ou « merci » ! Heureusement que Romy avait la 4G : elle m’a appris que cela se disait « ken » et « toda ». Le chauffeur de taxi conduisait comme un dingue, pied au plancher, la clim’ à fond : j’avais peur que Romy ne prenne froid.
— Attache ta ceinture et prends mon foulard.
La paternité oblige à employer souvent l’impératif. Sur les trottoirs déambulaient beaucoup de beautés brunes, grandes et minces aux cheveux soyeux, aux yeux verts, aux dents blanches et aux seins triomphants, mais je m’efforçais de ne pas me laisser distraire de ma mission scientifique. Comment appelle-t-on les fossettes creusées à l’arrière des genoux, cet endroit si doux et doré ? Si quelqu’un connaît la réponse, écrivez-moi SVP. Je ne pouvais tout de même pas demander à ma fille de googler la réponse.
— Tu vois ces Israéliennes, Romy ? Elles prennent l’air exaspéré pour être jolies. Ne fais jamais ça, tu m’entends ?
On sentait que la jeunesse israélienne voulait être californienne, vivre en tee-shirt et tongs : tous les juifs ressemblaient à Jésus en short. Comme à Paris, Rome, Londres ou New York, les juifs étaient difficiles à distinguer des hipsters. Qui avait copié sur l’autre ? Le hipster était-il un juif déguisé en branché ? Le juif était-il un hipster avec une dimension spirituelle ? Il me semblait qu’une guerre se préparait et que les Israéliens avaient choisi le même camp que les bobos. Romy commençait à avoir mal au ventre quand la voiture nous a déposés à la cafétéria de l’hôpital.
J’étais soulagé ; personne ne m’a reconnu quand nous sommes descendus du taxi ; mon visage prenait des vacances. Vivre c’est beau ; vivre dans l’anonymat choisi et non subi, c’est le bonheur. Surtout quand tu sais que toute personne qui t’appelle entend cette phrase snob, prononcée par un robot : « La boîte vocale de votre correspondant est pleine. » C’est l’équivalent poli de : « Je suis plus populaire que toi et je t’emmerde. » Après l’annonce publique de ma démission, je n’avais reçu aucun coup de fil des centaines de stars que j’avais invitées dans mes émissions. Leur ingratitude était prévisible mais il était néanmoins désagréable de la vérifier : après vingt ans de télévision, le nombre de célébrités qui étaient devenues mes amis était égal à zéro. Je n’avais été qu’un intermédiaire entre les artistes et leur public. Est-ce que j’ai une gueule de truchement ?
Ensuite on a bu un Coca et fait un concours de rots. Par la fenêtre ouverte, Romy avait pris un coup de soleil sur le bout du nez. À force de roter, elle s’est mise à vomir son french toast, heureusement nous étions arrivés.
Le Hadassah Ein Kerem Hospital Center de Jérusalem est une ville moderne en haut d’une montagne. Composé d’une trentaine d’immeubles, comprenant un centre commercial, une synagogue, des restaurants, une université, je crois que c’est le plus grand hôpital où j’aie jamais mis les pieds. Moins récent que le vaisseau spatial Pompidou de Paris, il inspire davantage le respect, comme toute zone étroitement surveillée. Cette ruche gigantesque est protégée par des soldats armés. Pour y pénétrer, il faut franchir des portiques de sécurité plus impressionnants qu’à l’aéroport. Sans rendez-vous avec un grand médecin, vous êtes raccompagné à la frontière.
Le docteur Yossi Buganim est le jeune prodige de la recherche médicale à la faculté de médecine de la Hebrew University of Jerusalem. Ce chercheur israélien au crâne rasé ressemble à un acteur de films d’action, genre Jason Statham. Il a de belles mains, longues et nerveuses ; des mains de pianiste qui jouent sur les quatre notes de l’ADN : A, T, G, C (adénine, thymine, guanine et cytosine). Le genre de mains idéales pour fumer des cigarettes, mais il ne fume pas compte tenu de son job. Son laboratoire est calmement high-tech : microscopes ultrasophistiqués, vidéos 3D de cellules multicolores, biologistes à lunettes qui manipulent des pipettes… Il nous a fait visiter son bureau et je me suis pris à rêver de posthumanité à l’emplacement exact où les monothéismes sont nés.