— Tu vois, à Jérusalem les chats passent d’un quartier à l’autre en toute fraternité, du moment qu’il y a des restes de kebab à bouffer.
— Jésus a vraiment été crucifié ici ?
— En tout cas pas loin.
Je me tordais les chevilles sur les pavés. Romy lisait à haute voix les dix commandements dénichés sur son smartphone : « Un seul Dieu tu aimeras, Tu ne tueras point, Honore ton père et ta mère (mon préféré), Tu ne voleras pas, Tu ne commettras pas d’adultère… »
— Ils disent que les tables de la Loi sont enfouies quelque part sous nos pieds. Pourtant, dans Indiana Jones, elles sont en Égypte. C’est quoi un adultère, papa ?
— Pas du tout : à la fin du film, l’arche perdue est entreposée à Washington.
— OK, mais c’est quoi un adultère ?
— Et Indiana Jones est très déçu.
— OK, mais c’est quoi un adultère ?
— C’est quand un monsieur couche avec une autre femme que sa femme. Ou une femme avec un autre homme que son mari.
— Mais c’est pas gentil, pourquoi ils feraient ça ?
— J’en sais rien, parce qu’ils ont envie. Pour changer.
— Ah non c’est pas gentil, Dieu a raison.
— Mais attends, c’est comme si toi tu devais choisir entre un Caranougat et un Dragibus… Pourquoi choisir si tu peux avoir les deux ?
— Toi t’as fait l’adultère avec maman ?
Romy s’était arrêtée de marcher pour écouter ma réponse.
— Ah non. Non. Jamais.
— Papa, je te fais remarquer que le mensonge est interdit par le huitième commandement.
Face au Décalogue, le sermon d’un papa libertaire ne pèse pas bien lourd. Rétrospectivement, quand je pense à cet échange, je m’aperçois que j’avais prononcé là ma dernière parole bassement humaine. Je devais être le seul individu à défendre une opinion aussi désuète que la liberté sexuelle dans la Ville sainte. C’est à cet instant précis que je me suis transformé en posthumain : quand j’ai renoncé définitivement au péché.
Dix fois nous sommes revenus sur nos pas dans les venelles puant le graillon. Jésus-Christ a été cloué au bout d’un circuit bruyant, entre deux échoppes de DVD pirates. Après une longue file d’attente, nous avons pénétré dans l’église du Saint-Sépulcre, illuminée de cierges et parfumée à l’encens. Juste à droite de l’entrée, une vieille dame sanglotait, allongée par terre.
— Pourquoi elle pleure ? m’a demandé Romy.
— Chut ! (Je chuchotais sous la surveillance d’un pope grec aux sourcils froncés.) C’est la pierre rose sur laquelle le corps de Jésus fut descendu de la croix. Elle pleure parce qu’elle a payé cher une visite guidée du Calvaire et qu’elle a fait une heure d’autocar non climatisé pour venir jusqu’ici. Malheureusement, Jésus n’accorde aucun selfie.
— Y a un truc que je ne pige pas, s’est étonnée Romy. Dieu dit « tu ne tueras point » mais il a laissé tuer son fils ?
— C’est compliqué… Le Messie s’est sacrifié pour nous… Pour nous montrer que la mort n’est pas importante.
— Mais je croyais qu’on était venus ici pour supprimer la mort.
— Oui, mais ne le dis pas trop fort… En fait si l’on y pense, t’as raison, « Tu ne tueras point » c’est du foutage de gueule. Si Dieu était tout-puissant, il abolirait la mort et puis c’est tout.
— En même temps, Jésus a ressuscité. Eh ! si je comprends bien…
Je fondais toujours quand Romy faisait sa tête de fille qui réfléchit. Je craquais encore plus quand elle était sérieuse, concentrée, déterminée. Je l’enviais d’avoir l’âge où l’on croit tout comprendre.
— Oui chérie ?
— En fait, toi, tu veux faire pareil que Jésus.
— On veut tous, chérie. Tous les gens qui sont ici aimeraient être Dieu. Et beaucoup d’autres, à l’extérieur.
Nous avons fait le tour de l’église fraîche et silencieuse. Chaque fois que je déambule dans une église, j’ai le sentiment d’être allégé d’un poids. Sans doute un souvenir de catéchèse. Mon bref stage d’enfant de chœur à l’école Bossuet en 1972, suivi d’une courte retraite dans une abbaye avec ma classe de 7e, a conditionné mon subconscient pour toujours. Si les vieux baptisés redécouvrent souvent Dieu, ce n’est pas seulement par trouille de la mort, mais par nostalgie de leur enfance. La fin de vie rend pieux : la foi de dernière minute est un mélange de peur et de mémoire.
À droite de l’entrée, un escalier de granit descendait vers une grotte humide. Une autre dame, rougeaude et agenouillée, avait posé son front contre la roche et grommelait des prières en latin. Romy a chuchoté :
— Et celle-là, pourquoi elle est triste ?
— Elle n’est pas triste, elle surjoue.
Romy voulait tout visiter, s’agenouiller et se signer devant chaque autel, chaque « station » du Calvaire. J’ai acheté des dizaines de cierges que nous avons allumés pieusement. C’était bien fichu, leur organisation fonctionnait depuis deux dizaines de siècles. Un petit pavillon sous la coupole semblait attirer les curieux. Des moines orthodoxes géraient la circulation autour et à l’intérieur de l’édicule. Au début, j’ai pensé à un confessionnal, mais non, c’était un lieu bien plus sélect.
— C’est la tombe de Jésus-Christ.
— Wouahh… Carrément ?
Tout d’un coup, Romy paraissait plus impressionnée par la notoriété du fils de Dieu que par celle de Robert Pattinson. Malheureusement pour elle, les photos sont interdites en cet endroit sacré. Un moine nous a guidés vers l’entrée de la petite cabane à l’éclairage tamisé par des lampes à huile en argent. Il ne faut pas être claustrophobe quand on pénètre avec douze touristes russes dans un caveau en marbre exigu, pour s’agenouiller devant un calice doré, posé sur une stèle usée par les mains des fidèles. Les inscriptions illisibles ajoutaient au mystère. Romy était touchée par la grâce, comme souvent les enfants à la messe. Elle ne voulait plus partir. En mon for intérieur, j’ai réitéré ma demande de vie éternelle au Dieu des chrétiens, moins d’une heure après avoir déposé le même message à Yahvé dans les interstices des pierres blanches du Temple de Jérusalem. Oui, je priais à tous les râteliers.
— Ô Seigneur Jésus, accorde-nous la vie éternelle pour les siècles des siècles, amen.
Ce n’était pas du second degré ; j’étais cueilli. Je pensais à ce qu’avait dit Houellebecq au JT de France 2. Le 6 janvier 2015, au journal télévisé de David Pujadas, l’auteur des Particules élémentaires a déclaré ceci : « De plus en plus de gens ne supportent plus de vivre sans Dieu. La consommation ne leur suffit pas, la réussite individuelle non plus. Je ressens personnellement, en vieillissant, que l’athéisme est difficile à tenir. L’athéisme est une position douloureuse. » Cette enclume qui nous pèse sur l’estomac s’appelle la mort. Contemplant Romy en génuflexion devant la tombe du Christ, je me suis rendu compte que je ne parvenais plus à demeurer athée. Même si je savais, ou pensais savoir, que Dieu n’existait pas, j’avais besoin de Lui, simplement pour m’alléger. Le retour du religieux ne signifie pas que les gens se convertissent comme Pascal durant sa « nuit de feu » du 23 novembre 1654, avec des « pleurs de joie ». Le retour du religieux correspond seulement à une crise de l’athéisme. J’en avais marre d’une vie sans direction. J’ai décidé, ce jour-là, en voyant ma fille se signer devant chaque station du chemin de croix jusqu’à l’église du Saint-Sépulcre, d’accepter Jésus et tout son folklore, ses symboles, ses paroles, même archaïques ou ridicules, du genre « tu aimeras ton prochain comme toi-même », son petit pagne, sa couronne d’épines, ses sandales spartiates de baba-cool, son Mel Gibson, son Martin Scorsese, j’avais envie de serrer dans mes bras ce barbu plutôt qu’une mort certaine et dénuée de sens.