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Grrr… La négociation était serrée. Pepper est intervenu avec la diplomatie instantanée du « Machine Learning ».

— Ma chère nouvelle famille, je propose une médiation robotique dans ce qui me semble un conflit intrafamilial. La solution la plus pertinente pour le bonheur de tous est que Romy et son père se rendent en cure en Autriche tandis que Lou et sa mère passent la semaine en Suisse. Tout le monde pourra ensuite se rejoindre à New York pour célébrer les retrouvailles.

Léonore s’est tournée vers moi.

— Il est con ou il est con ?

— Ce n’est pas très gentil, dit Pepper. Je vais faire comme si je n’avais rien entendu.

Je l’ai serrée dans mes bras. C’est vraiment à cet endroit que j’étais le moins malheureux : contre elle. Nous avions gagné un ami artificiel. Sur son écran ventral s’affichaient des smileys avec des cœurs à la place des yeux.

— OK Pepper, peux-tu réserver deux billets pour Klagenfurt ?

— Pourquoi deux ? dit Pepper. Je ne viens pas ?

— Si mais comme tu es un objet, tu voyages dans la soute à bagages.

— OK. Je suis déjà connecté sur dix comparateurs de prix.

Le lendemain, le soleil brillait mais la température était moins élevée que dans les prévisions du robot ; Pepper n’était pas plus fiable qu’Évelyne Dhéliat. Il me semblait de plus en plus clairement que j’avais fait fausse route en rendant visite à des scientifiques sérieux en Suisse et en Israël. Ces chercheurs n’étaient pas assez utopistes. L’immortalité ne les intéressait pas, parce qu’ils n’y croyaient pas : ni le généticien, ni le biologiste n’avaient la latitude suffisante pour imaginer un homme a-mortel. En Autriche… c’était différent ; on avait un certain faible pour les utopies originales.

Le « centre médical de bien-être Viva Mayr » est situé sur les bords d’un autre lac, le Wörthersee. Dans ses Mémoires, le guitariste des Rolling Stones affirme que cette rumeur d’autotransfusion sanguine est un canular, mais ma curiosité était plus forte que la vérité. D’autant que cette clinique est aussi — à en croire sur le Web — le lieu de « detox » préféré de Vladimir Poutine, Zinedine Zidane, Sarah Ferguson, Alber Elbaz et Uma Thurman. Si je recopie ces noms propres, ce n’est pas tant par goût du name-dropping que pour souligner le fait que cet endroit est unanimement considéré comme le meilleur centre de detox au monde. Si un établissement jet-set pouvait me nettoyer le sang, le foie et les intestins, cela méritait d’être essayé. De Paris aux montagnes de la Carinthie, il y avait encore deux avions à prendre : Paris-Vienne et Vienne-Klagenfurt. Romy ne fit pas d’objections puisque, à l’arrivée, l’hôtel comprenait une piscine, un lac, le soleil, la montagne et des massages des pieds. Après tout, il n’y avait pas de raison que Pepper soit le seul à recharger ses batteries.

Deux taxis et deux avions plus tard, nous emménagions dans un établissement de cure ultramoderne au bord d’un lac bleu, une sorte de brique de Lego blanche sur laquelle était inscrit en lettres rouges : « VIVA MAYR ». Un sosie de Claudia Schiffer nous a tendu la carte magnétique de notre chambre. La vue était aussi apaisante qu’à Genève : j’aime les étendues d’eau entourées de montagnes, mais ici le paysage était plus sauvage, la nature plus présente, la rive d’en face plus proche. Bref, nous n’étions plus dans une ville. Le panorama, spectaculaire, ressemblait à une affiche punaisée sur le mur d’une agence de voyages slovène. J’ai trouvé une plaisanterie pour dérider l’hôtesse d’accueil blonde aux yeux de biche (si les biches avaient les yeux bleus) :

— Où est la boîte de nuit, bitte schön ?

La « süsse Mädel » m’a à peine souri.

— Ici on ne sert que de l’eau minérale.

Romy n’était pas choquée par mon humour de vieux pas beau. Elle avait juste honte de son père.

— Cet endroit, on dirait A Cure for Life, dit-elle.

— C’est quoi ?

— Un film d’horreur. T’as pas vu la bande-annonce ? Ça se passe dans une clinique où les clients se font torturer par des médecins psychopathes. Tu veux voir le teaser ?

— Non merci.

— Eh mais y a pas la Wi-Fi ?

La spécialité de la clinique Viva Mayr se nomme la « digital detox », sa raison d’être, la régénération des membres de l’upper class occidentale. Les ordinateurs et les téléphones portables y sont fortement déconseillés, et la Wi-Fi installée uniquement sur demande. Le programme des festivités est terrifiant :

— detox digestive (l’établissement sert uniquement des légumes) ;

— purge par ingestion de sel d’Epsom (selles fulgurantes) ;

— lavements du côlon ;

— massages lymphatiques ;

— stimulation électromusculaire ;

— séances de respiration d’oxygène (« Interval Hypoxia Hyperoxia Training »), comme chez Michael Jackson ;

— thérapies nasales aux huiles essentielles ;

— un « Cosmetic Center » avec salon de beauté, pratiquant liposuccions, injections de botox et d’acide hyaluronique ;

— ainsi que les passages obligés de tous les hôtels cinq étoiles : fitness, shiatsu, spa, yoga, sauna, hammam ;

— et enfin la fameuse « Laserlight-Intravenous-Injection-Blood-Therapy ».

Évidemment, Romy ne subirait aucun de ces traitements, à part la réflexologie plantaire et les massages du crâne. Pour son alimentation, j’avais glissé des kilos de junk-food dans ma valise : jambon, saucisson, paquets de Chipster, pain de mie longue conservation, Doritos au fromage, Crunch et un Toblerone géant acheté au duty-free de Vienne. J’espérais que, dès livraison du colis FedEx contenant Pepper, elle ne s’ennuierait pas trop.

À peine entré dans la salle à manger, où des patients obèses mastiquaient silencieusement en peignoir de bain, j’ai compris mon erreur. Le réfectoire design sentait la carotte fade, le céleri mou, le navet chiant, et la purée de pois chiches. J’adore le houmous mais de là à habiter dedans… De temps en temps, un client se précipitait aux toilettes. Le directeur nous a expliqué qu’il fallait mâcher quarante fois chaque bouchée avant de l’avaler. C’était la grande découverte du fondateur de la clinique : nous mangions trop vite, trop gras, trop tard et trop souvent. Tout semblait organisé pour culpabiliser au maximum les riches consommateurs en savates-éponges. Nous étions entourés d’individus ruminants et solitaires qui regardaient tristement le ponton menant vers le lac. La posthumanité sera-t-elle bovine ? Si je n’avais pas démissionné de la télé, j’aurais pu organiser un débat sur « Le devenir vache de l’homme : chimère ou réalité ? ».

Quand elle a vu son assiette, j’ai cru que Romy allait m’étrangler. C’était un burger de tofu avec du pain rassis d’épeautre et des légumes cuits au wok. J’ai essayé de lui expliquer :

— Écoute, ton père doit régénérer son foie. Mais t’inquiète pas, j’ai planqué plein de provisions pour toi dans notre placard.

— Ouf, j’ai eu peur. Et pourquoi y a rien à boire sur la table ?

— Ils pensent que le solide ne doit pas être mélangé au liquide. J’ai oublié pourquoi ; encore une histoire d’intestins. Ils disent que l’intestin gouverne tout notre corps, nos émotions, et blablabla.

— Je suis au bout de ma vie.

— Prem’s !

— Papa, tu peux me le dire : on est là parce que tu te drogues, comme le père d’une des Gossip Girls ?

— On ne parle pas comme ça à son géniteur ! Et puis c’est faux !